dimanche 18 février 2018

EXPERIENCES : ce que disent les maisons



J’ai suivi le CAS en Mindfulness pendant que je travaillais comme assistante sociale dans le domaine du maintien à domicile. Ce travail passionnant m'amenait à me déplacer pour aller à la rencontre de personnes atteintes dans leur santé (le plus souvent à cause de leur âge, mais pas seulement). Je les voyais donc dans leur cadre de vie. Par ce biais, je faisais l'expérience inverse de ce qui se vit lors des entretiens habituels, quand une personne se déplace jusqu'à votre cabinet ou votre bureau, et prend place devant vous, dans le siège que vous lui désignez. Je pénétrais dans des territoires qui n’étaient pas les miens. J'occupais la place que les gens voulaient bien me donner. Au cours de mes tournées, je pouvais être appelée à entrer dans des logements très différents : dans des maisons de maître, de vieilles fermes délabrées, des caravanes, ou des appartements coquets. Les maisons reflétaient souvent le milieu social, les problèmes, les joies et les désarrois de leurs occupants. 

Les lieux, je n'ai pas tardé à le remarquer, fournissaient toutes sortes d’indications pour peu qu'on les observât. Ils aidaient à mieux comprendre qui était la personne, ce qu’elle vivait, ce qui lui faisait défaut ou ce qui était important pour elle. Avec le temps, j’ai commencé à les écouter. 


Il y avait les maisons bienheureuses, qui racontaient des histoires rassurantes :


Ainsi, je me souviens de Mme B. qui venait d’emménager dans un logement protégé et chez qui j’étais passée pour une évaluation de biotélévigilance. J’avais été accueillie ce jour-là par une vieille dame de 82 ans, joliment coiffée, souriante, élégante. Je lui avais fait part de mon étonnement : elle venait d’emménager il y avait moins de six jours et on avait l’impression en entrant chez elle qu’elle occupait ce logement depuis bien plus longtemps. Pas un carton ne traînait, les tableaux étaient accrochés aux murs, les lampes installées, tout reflétait l’harmonie et la sérénité. Mme B. m’avait alors expliqué qu’elle venait de passer deux ans dans un autre logement protégé, à 30 kilomètres de là. Or, elle avait manqué d’y faire (et peut-être y avait-elle fait) une dépression.


Elle y avait perdu le goût de vivre : dans cet immeuble neuf, on avait installé des séparations de balcons opaques qui lui « mangeaient » la lumière ; les travaux de finition avaient duré indéfiniment ; une mésentente chronique s’était peu à peu instaurée entre les locataires.

Au fil des jours, son fils avait entendu sa voix dépérir, lors de leurs entretiens téléphoniques quotidiens, et il avait fini par demander de toute urgence l’attribution d’un autre logement. 


Une fois arrivée dans celui-ci, agréable et lumineux,  Mme B. avait eu l’impression de revivre. Elle évoquait ses futurs petits déjeuners sur son balcon ensoleillé, avec vue sur la campagne. Elle m'avoua caresser le projet de devenir centenaire.


Mais il y avait aussi des maisons qui exprimaient de profondes afflictions, des plaies qui ne pouvaient pas cicatriser :



Mme D. était âgée de 67 ans. Elle vivait seule dans un grand six pièces délabré. Elle souffrait d’un syndrome de Diogène, qui l'amenait à cumuler une quantité impressionnante d'objets chez elle. Il était difficile de se frayer un chemin pour parvenir à la cuisine, seule pièce où pendant deux ans, elle a accepté de me laisser entrer. L’appartement avait toute une histoire. Il avait été initialement celui de son ami, décédé d’un cancer quelques années plus tôt et dont elle ne parvenait pas à faire le deuil. 
Quand elle avait reçu de son propriétaire une résiliation de bail pour cause de rénovation, je l’avais accompagnée dans les démarches en vue d’obtenir un logement protégé, puis dans l’organisation de son déménagement. 


Compte tenu des circonstances, elle s'était vue attribuer aisément un joli deux pièces lumineux, qui était en phase de construction dans un village tout proche. 

Mme D. disposait d’environ une année pour préparer son transfert, mais les démarches s'étaient avérées longues et complexes. 
Il lui était difficile de trier ses affaires. Elle pestait, manifestait de la mauvaise humeur, contre tout et contre tous. Elle exigeait, puis refusait de l’aide. Elle se plaignait que personne ne sache la soutenir.

Au final, le déménagement s'était fait sous la pression des délais, mais longtemps encore, bien après que le déménagement avait eu lieu, elle se lamentait de n’avoir pas assez de place et de n’être pas à son aise dans son nouveau cadre de vie.


Toutes ces expériences me disaient qu'il y avait des chemins à explorer en tenant compte des maisons. Car non seulement elles parlaient de la personne concernée, mais elles pouvaient fournir un excellent médium pour aborder certains sujets délicats de manière non frontale. A travers elles, il devenait possible d'apprivoiser en douceur une situation difficile, de permettre l'entrebâillement d'une porte au départ résolument fermée.
Les maisons, claires ou sombres, ouvertes ou fermées, astiquées ou encombrées, fournissaient un témoignage tangible de réalités tues, invisibles, secrètes. 
Il s'agissait d'y pénétrer à petits pas, à l'écoute de tous ses sens.


Images : Cavaliers sur fond de bourgade (détail) / Cercle de Vittorio Carpaccio /  musée civique / Padoue
Lampe et porte au sud de la Dalmatie.

2 commentaires:

  1. Hello. C'est très émouvant ce que tu décris ici. Cela me fait penser à l'appartement que possédaient mon grand-père et ma grand-mère. Quand celle-ci est décédée, mon grand-papa a laissé tous les objets qu'elle utilisait à leur place. On retrouvait ses journaux, ses lunettes de lecture, les aiguilles à tricoter, la pelote de laine et tous les bibelots. Rien n'a été changé, il vivait ainsi, disant qu'il était heureux qu'elle soit encore là, avec lui, dans les objets qu'elle chérissait.
    Tiens, cela me tire les larmes de repenser à tout cela. Bisous et à bientôt.

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  2. Je saisis bien ton émotion. Lydia Flem, écrit dans son livre « comment j’ai vidé la maison de mes parents » :
    Nos objets de longue compagnie ne sont pas moins fidèles, à leur façon modeste et loyale, que les animaux ou les plantes qui nous entourent. Chacun a une histoire et une signification mêlées à celle des personnes qui les ont utilisés et aimés. Ils forment ensemble, objets et personnes, une sorte d’unité qui ne peut se désolidariser sans peine. Ainsi ton grand-père avait besoin de garder tous ces objets. En les gardant, il gardait son épouse auprès de lui à travers eux. C’est important de comprendre et de respecter cela. On voit parfois des gens (famille ou professionnels bien intentionnés) donner des conseils, au nom de l’ordre, de l’hygiène, du rationnel. Mais ces normes ne tiennent pas compte des besoins de la personne concernée. Les objets dans les maisons font partie des gens. Il faut y aller en douceur… Belle soirée, chère Dédé !

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