Compte tenu de toute la
souffrance que les hôpitaux attirent, on pourrait se demander : " Quel
meilleur endroit pour proposer un programme d’entraînement à la pleine
conscience, que le Bouddha même a décrit comme la voie directe permettant de
surmonter peines et chagrins, et de dissiper souffrances et insatisfactions, en
un mot de soulager la souffrance ? La pleine conscience, si elle est aussi
puissante, aussi fondamentale et aussi universelle que le soutenait le Bouddha,
ferait-elle sensiblement du bien à toutes les personnes qui franchissent ces portes debout ou
allongés ? " Bien entendu, il ne s’agirait pas d’un substitut à des
soins médicaux bons et compatissants, mais d’un complément potentiellement
vital aux traitements qu’ils pourraient recevoir. Et quel meilleur endroit qu’un
hôpital pour proposer un tel programme d’entraînement aux patients, mais
également au personnel soignant, qui dans bien des cas n’est pas moins stressé
que ceux qu’il soigne ?
Jon Kabat-Zinn *
L’hôpital respirait
une intense désolation. Il semblait qu’en y pénétrant un profond abattement
plongeait sur vous. Quels qu’aient pu être vos sentiments en arrivant là-bas,
rien n’était organisé de telle sorte que vous y trouviez la moindre
consolation. A la réception, vous tombiez sur un employé en train de
se lamenter avec un collègue de son planning horaire et qui, quand vous vous renseigniez sur la ligne de bus assez mal desservie, répondait en
tendant le menton distraitement vers une pile de feuillets photocopiés.
Dans les couloirs,
personne ne vous saluait. Et si, d’emblée, vous preniez l’initiative de saluer les
personnes que vous croisiez, il était frappant de constater qu’elles semblaient
étonnées. Comme si dire bonjour était
une option à laquelle on n’avait pas pensé.
Dans l’unité où était
hébergée la personne que je venais rencontrer régnait le plus souvent un grand
désordre. Ou plutôt, il en émergeait une impression de grand désordre. Je
m’interrogeais : à quoi cela était-il dû ? Aux chariots de repas qui
stationnaient en travers de l’entrée dès onze heures du matin ? Au
matériel de physiothérapie et à divers éléments de mobilier, déposés là, distraitement, le long
d’une paroi ? A l'odeur d'excrément et de désinfectant entremêlés ? Aux objets métalliques qu'on entendait s'entrechoquer régulièrement ? A ce stress olfactif et sonore s'ajoutait un étrange stress intérieur qui s'emparait de vous peu à peu.
Près des ascenseurs, il y avait une salle commune avec des tables et des chaises, destinée probablement à la fonction de salle à manger. Mais le plus souvent, la salle était vide, et les
chaises, et les tables semblaient attendre sans aucune grâce, sans décoration,
sans fleur ou tableau, quelque chose ou quelqu’un qui ne venait pas.
Une fois la porte de
l’unité franchie, on se retrouvait face à un long couloir. De part et d’autre, il y avait des chambres et des locaux de staff et d'entretien.
Dans un espacement, une sorte de salon accueillait un téléviseur et parfois quelques
pensionnaires étaient cantonnés devant. Personne ne regardait l’écran. Les
patients fixaient généralement un point, très loin, en face d’eux. Certains
répondaient à mon salut, d’autres ne semblaient pas m’entendre.
On voyait ça et là du
personnel qui s’activait. Personne ne vous accueillait. Vous étiez dans le
couloir, vous alliez quelque part, et ce quelque part ne les concernait pas. Si
vous disiez bonjour on vous répondait
distraitement. Plusieurs personnes en blouses blanches tournaient le dos pour
s’activer devant des ordinateurs. Ce qui me frappait, c’était la
réponse qu’on recevait quand on posait des questions : je ne sais pas / je dois demander à ma
collègue / je n’étais pas là / je ne suis pas au courant / ce n’est pas moi qui
était en charge de cela. Que vous demandiez : comment a-t-elle dormi ? à quelle heure distribue-t-on les repas ?
doit-elle prendre ses médicaments ? la réponse était immanquablement
la même : je ne sais pas je dois
demander à ma collègue je n’étais pas là je ne suis pas au courant ce n’est pas
moi qui étais en charge de cela.
La personne que je
venais voir était entrée dans cet hôpital après une journée d’examens aux
urgences suivi d'un transport en ambulance. Elle était arrivée fortement stressée et fatiguée. Elle a été placée
dans une chambre qui restait ouverte toute la journée, proche de l’entrée, et
on y entendait toutes sortes de bruits, des chariots qui se cognaient, des gens
qui s’interpellaient, des chaises qui se heurtaient aux murs. Rien ne permettait
d'y faire son nid, de se sentir à l’abri, même pour quelques jours. Je
me demandais comment je me serais sentie si j’avais dû passer ne fut-ce que 24
heures dans de pareilles conditions.
Un matin où j’étais
arrivée en avance, je suis allée faire quelques pas dans la salle commune. Là, en prenant
quelques respirations profondes, je réalisais qu'il régnait une affliction incommensurable. Rien,
ni la disposition des meubles, ni les fenêtres aux rideaux fatigués, rien ne
disait entre, sois le bienvenu, prends place. Je suis restée longuement m'interroger sur ce qu’il manquait à ce lieu pour qu’il fût accueillant. L'espace était triste, vide, misérable. Tout reflétait l’absence absolue d'attente et d’espoir. Le vers
de Dante "vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance" m’était
venu en mémoire.
Je crois que cet
hôpital était aménagé de sorte à amplifier l’insécurité et la perte de
repères et qu’il y manquait l’essentiel : un peu d’humanité, de chaleur, d’harmonie,
toutes ces choses qui existent et qu’on ne voit pas, que la technologie ne
remplace pas. Et les murs, les meubles, la disposition des chambres, la fermeture des lourdes portes, l'ouverture négligente de certaines autres, disaient seulement qu’ici on ne faisait rien pour vous rendre vivants,
pour vous offrir du sens et vous donner le sentiment d’être humain. La tristesse qui s'en dégageait touchait tout autant le personnel que les patients.
Au dehors, en sortant, on se retrouvait face à de grands panneaux censés vanter les mérites de l'institution. Des personnes y souriaient élégamment et disaient leur reconnaissance sur fond de couleurs pastel. Malheureusement, le sens de l'hospitalité semblait figé sur papier glacé et cette publicité n'empêchait pas le lieu d'être profondément inhospitalier.
* L'éveil des sens, Les Arènes, p.114
Images: la tour de Babel / Brueghel l'Ancien / KHM / Vienne
déposition de la croix (détail) / Sodoma / pinacothèque / Sienne
ange /La madonna del parto / Piero della Francesca / Monterchi
crucifixion (détail) / Altichiero di Zevio / chapelle Saint-Georges / Padoue
* L'éveil des sens, Les Arènes, p.114
Images: la tour de Babel / Brueghel l'Ancien / KHM / Vienne
déposition de la croix (détail) / Sodoma / pinacothèque / Sienne
ange /La madonna del parto / Piero della Francesca / Monterchi
crucifixion (détail) / Altichiero di Zevio / chapelle Saint-Georges / Padoue