jeudi 28 février 2019

LECTURES : jardiner les possibles


Jardiner les possibles. Prendre soin de ce qui se tente. Partir de ce qui est. En faire cas. Le soutenir. L'élargir. Le laisser partir. Le laisser rêver.

Nos cabanes, Marielle Macé, éditions Verdier, 2019 



Un livre intitulé "Notre-Dame-des Landes, ou le métier de vivre" vient de sortir et  son coordinateur, Christophe Laurens, est venu le présenter récemment à l'Heure bleue, sur France Culture.
Christophe Laurens est architecte et coordonne le DSAA Alt U (Diplôme supérieur en arts appliqués alternatives urbaines). Cette formation unique en France, basée à Vitry-sur-Seine, amène ses étudiants à :


"s’interroger sur les dispositifs spatiaux et relationnels devant être favorisés pour permettre aux usagers concernés de construire de nouvelles autonomies à l’échelle du voisinage, de la rue ou du quartier, mais aussi de nouvelles solidarités à l’échelle métropolitaine, régionale ou mondiale. Les projets abordés sont guidés par des notions fortes comme la convivialité (au sens d’Ivan Illich), l’équité et la diversité sociale, l’attention portée aux milieux et aux écosystèmes, ou la sobriété énergétique heureuse."

Il s'agit donc d'un master original sur les alternatives urbaines, à partir de questions tant architecturales que paysagères. "Une formation qui est unique en France. La seule à prendre en compte et au sérieux la question du réchauffement climatique et d'en tirer toutes les conséquences, et de les tirer jusqu'au bout, c’est-à-dire pas seulement sur le plan écologique, mais aussi au niveau des vies humaines."


En 2016, un collectif d'étudiants ont investigué sur le site de Notre-Dame-des-Landes. Ils ont rencontré les personnes concernées, effectué des relevés, inventorié, cartographié, dessiné les habitats et leur travail final vient nous rappeler que l’on trouve aujourd’hui sur cette Zone à défendre "quelque chose d’aussi simple que rare : une manière courageuse et conséquente de faire face au désastre de la vie moderne et aux changements climatiques en cours."

Voici comment Christophe Laurens parle des constats issus de cette recherche   :
C'est une tentative qui est une véritable faille dans la modernité dont on a hérité. C'est une faille parce qu'elle est complète : ce sont des manières d'être singulières qui sont en train de s'inventer là-bas, des tentatives entières de vie, qui font face à toutes leurs responsabilités, pas uniquement écologiques, mais également sociales, amicales, amoureuses, animales. Ça fait plus que gêner l'ordre établi. C'est une tentative, c'est une possibilité de futur.

Une expérience qui ouvre des pistes possibles dans ce monde difficile. Des pistes alternatives pour mener des vies autrement. Une des manières possibles aujourd'hui de recommencer le monde. 



Un ouvrage passionnant pour toute personne qui s'intéresse à l'habitat vécu, expérimenté, interrogé. Un habitat en interaction avec son environnement, concerné par le vivant. Un habitat qui offre des options pour l'avenir et des raisons de rester optimiste pour notre planète.
(A noter que la vie continue sur la ZAD, l'expérience se poursuit, même si quelques unes des cabanes inventoriées ont été détruites par les gendarmes au printemps 2018.)

Notre-Dame-Des-Landes, ou le métier de vivre, éditions LOCO, Paris, 2019

Images : tirées du livre 



lundi 11 février 2019

EXPÉRIENCES: habiter une gare


Vendredi 1er février, la fondation Abbé Pierre a remis son rapport annuel contre le mal logement dans lequel elle constate que le nombre de personnes sans domicile fixe en France a augmenté de 50% en dix ans. […]
Les expulsions locatives ont atteint un record et connu une hausse de 41% par rapport à 2016. Elles ont toujours lieu avec le concours de la force publique sans solution de relogement. […]
Dans leur tentative de trouver un refuge, les soirs et les nuits les plus rudes, les sans domicile fixe doivent aussi se confronter de plus en plus directement à l'imagination cynique des créateurs de mobilier urbain et des syndics de copropriété. Dans le métro, ce sont des bancs penchés et compartimentés pour les empêcher de s'allonger. Ailleurs, des grillages pointus, des poteaux, des bornes, des plots, destinés à empêcher les SDF de se reposer, voire de dormir.
Un journal en ligne, Street press, il y a quelques années, a mené une petite enquête auprès des usagers et des designers et a dressé un inventaire déprimant de ce genre d'inventions.
Ainsi sont apparus récemment des bacs remplis de galets dans halls d'immeubles. Mieux : on voit aussi apparaître des installations de cactus, donnant un aspect un peu écolo à la lutte anti-SDF, aussi nommée "excroissance urbaine anti-SDF" Les grands classiques restent les pics. A leur sujet, ABC équipement, qui est un fabriquant de mobilier urbain, déclare dans l'article dont je vous parle : "Ce type de mobilier se trouve dans l'espace public et est donc soumis à une réglementation stricte. Par exemple, les pics doivent être inconfortables mais ne doivent pas blesser". Nous voilà rassurés.

Heureusement, si l'on peut dire, certaines grandes gares restent encore accessibles aux sans-abris, comme la gare de l'Est ou la gare Saint-Charles à Marseille, où ils sont nombreux à dormir. Les cheminots parisiens ont même décidé de leur venir en aide. Ils organisent des maraudes et ils y distribuent des repas.

Sonia Kronlund, introduction, diffusion du 04.02.2019


LES PIEDS SUR TERRE** est une des rares émissions qui donne entièrement la parole aux personnes interviewées. Pas de commentaires, pas de questions : la parole est libre et l'anonymat garanti. Dernièrement, on y rediffusait un reportage sur deux histoires de sans-abris, ayant trouvé refuge dans des gares, pendant plusieurs semaines ou mois. Ils parlent des mésaventures qui les ont conduits à cette expérience, qu'ils décrivent, avec ses aspects déprimants, éprouvants, mais aussi avec ses éclairs de solidarité.
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Hervé : "Je pensais dormir une nuit, je suis resté deux mois à la gare."



Le premier témoignage, c'est celui d'Hervé, débarqué à Marseille un jour d'octobre, arrivant tout droit du Gabon, avec son bac en poche. Il est jeune et insouciant. C'est la première fois qu'il pose le pied en France. Il est censé aller à Nice pour y suivre une formation de communication. 

Le premier soir, il se fait agresser et dépouiller de ses bagages alors qu'il cherche la gare Saint-Charles. Pris au dépourvu, décontenancé, inexpérimenté, il n'ose pas faire appel à la police (qu'il a appris à craindre dans son pays d'origine). Au téléphone, il n'ose rien dire à ses parents (qui se sont sacrifiés pour lui). Devenu par la force des choses craintif et méfiant, il n'ose plus sortir du périmètre de la gare.


Il se met en place alors une vie au sein de la gare de Marseille, faite de débrouillardises et d'organisation horaire, faite aussi de coups de main solidaires qui lui redonnent peu à peu confiance en l'être humain. La solidarité, ce sont les autres SDF, c'est la chaleur du Mac Do, qui reste ouvert jusqu'à minuit passé, ce sont les agents de nettoyage qui refilent des restes de repas ou des informations sur des lieux ressources où il peut assurer son hygiène et son équilibre alimentaire.


Enfin, au bout de quelques semaines, ayant retrouvé ses repères, repris confiance en lui-même et en la vie, il se décide à se rendre à Nice, où il peut intégrer de justesse les cours, se trouver un petit boulot (au Mac Do) et un logement. 

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Annie et Jean-Paul : "La famille, ça les regarde pas. Je veux pas qu'ils sachent ce qu'on a passé. On a notre fierté."


Le deuxième volet présente un couple, Annie et Jean-Paul. Ils ont la soixantaine au moment de l'interview. Ils sont originaires du Sud-Ouest. Suite à leur rencontre, ils ont coupé les ponts avec leurs familles respectives et sont "montés" à Paris pour recommencer une nouvelle vie. Mais une série de déboires les a conduits à perdre leur logement : des problèmes de santé pour elle, des difficultés d'emploi au tournant de la cinquantaine pour lui, les ont fortement précarisés. Ils ont été mis au bénéfice du RMI (Revenu minimal d'insertion), remplacé par le RSA (Revenu de solidarité active) dès 2009. En avril 2012, après un conflit avec leur propriétaire, ils se retrouvent à la rue. Ils s'installent alors avec leur chien dans un abri-bus à la gare de l'Est. 
Ils racontent leur vie :

Vous êtes par terre, des gens, ils passent, vous regardent de haut et disent : "pauvre France, ce ramassis de gens..." et il y en a d'autres, ils vous regardent, et ça leur fait peur, parce qu'ils savent qu'un jour, ils peuvent se retrouver à votre place.

Ils parlent des difficultés, les agressions, leurs stratégies de survie au cours de leurs années de galère. Ils se souviennent aussi des gestes de solidarité, des belles personnes rencontrées. A la veille de leur retraite, ils sont hébergés en provisoire et attendent qu'on leur attribue enfin un logement fixe.

*****

On écoute l'émission. On les écoute et on se découvre un regard neuf. On se perçoit plus attentifs à ces sièges compartimentés, à ces bancs recourbés, à tout ce "mobilier" disposé au cœur de nos villes, dans nos gares et nos salles d'attente, à ces plots qui chicanent les espaces publics, dans tous ces lieux collectifs qu'on fréquente au quotidien.


Images : Arlequin assis sur fond rouge / Picasso / Gemälde Galerie / Berlin / 1905
La soupe. Barcelone / Picasso / Art Gallery of Ontario / Toronto / 1902-3
La miséreuse accroupie / Picasso / Art Gallery of Ontario / Toronto / 1902
Le repas frugal /Picasso / Kunstmuseum / Basel / 1904
Photographies prises lors de l'exposition Picasso. Périodes bleue et rose / fondation Beyeler / Bâle

**Les pieds sur terre / France Culture / du lundi au vendredi à 13h30

copyright © daniela dahler 2018