jeudi 19 décembre 2019

EXPÉRIENCES : le ventre vide, le cœur gros, deux euros...



Ce blog a pour vocation d'inviter à mieux percevoir les lieux que nous occupons ou que nous traversons. Il vise à nous rendre plus sensibles aux réalités de l'habitat. Cette présence à ce que nous vivons nous permet d'être conscients de tout ce qui se trouve à notre disposition dans notre logement. Nous pouvons par exemple nous rendre attentifs à l'eau qui coule d'un robinet, dans notre salle de bain ou dans notre cuisine. Nous pouvons nous rendre présents à la chaleur de l'air ambiant, ou à celle qui se propage sous nos pieds, qui peuvent reposer sur des fibres de tapis ou sur des circuits de chauffage. Nous pouvons écouter tintinnabuler la pluie contre les vitres et éprouver un réconfortant sentiment de sécurité, nous trouvant bien au sec, à l'intérieur.
Toutes ces perceptions qui nous parviennent du présent, moment après moment, toutes ces informations sur ce que nous éprouvons, peuvent aussi nous sensibiliser à la réalité d'autres gens. Des gens qui vivent près de nous, ou alors ailleurs, plus loin sur la terre, et qui ne disposent pas du confort que nous pouvons ressentir, tous les jours, un confort tellement évident à nos yeux qu'il nous faut faire acte de présence pour en devenir et en rester conscients. Être attentifs à ce que nous avons, c'est sans doute aussi être en mesure d'éprouver une réelle empathie envers ceux qui n'ont pas notre chance. A partir de ces perceptions, nous pouvons plus librement décider de nos engagements.




Le ventre vide, le cœur gros et deux euros est le titre d'un reportage diffusé dernièrement par l'émission Les Pieds sur Terre. En préambule, on y donnait quelques informations glaçantes concernant la France : dans ce pays voisin, selon les estimations publiées l'an dernier par le Secours populaire, 21% des habitants ont du mal à prendre leurs trois repas par jour, faute de moyens financiers. Sans compter ceux qui ne peuvent se permettre de manger les cinq fruits et légumes préconisés, ou de payer la cantine de leurs enfants. En outre, en 2017, selon l'INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) 14,2 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté, soit quelque 9 millions de personnes. Extrait de l'introduction par Sonia Kronlund :
C'est une expérience qu'on croyait réservée à la littérature, aux pays qu'on appelait jadis le Tiers Monde, au Biafra, aux épidémies, à la sécheresse, aux camps de concentration, à la Chine, au Goulag, à la guerre, au Moyen Âge.  Et pourtant ça se passe en bas de chez nous, au fameux au coin de la rue. C'est un peu technique à annoncer comme ça, ça peut sembler déplacé en ce moment, mais ça ne change rien  au fait qu'il y a en France une personne sur cinq qui ne mange pas à sa faim. 
  
Quel rapport, me dira-t-on, entre le fait de pouvoir manger et celui d'avoir un lieu où habiter ? La connexion entre les deux est pourtant évidente. La précarité de l'habitat va de pair avec celle de l'estomac.

Parmi les trois témoignages présentés dans l'émission, voici celui d'une jeune femme de 26 ans, en procédure de divorce, mère de trois jeunes enfants, qui vit depuis dix ans en France et dont la carte de séjour n'a pas été renouvelée. Suite à cela, elle a perdu l'emploi qui lui permettait de vivre dignement, d'avoir un logement et de faire manger ses enfants. Elle se retrouve avec eux hébergée provisoirement dans une petite chambre d'hôtel.


J'ai 26 ans. J'ai trois enfants, cinq ans, trois ans et trois mois. J'ai un CAP poissonnerie, j'ai un bac pro. J'avais un bon poste, mais mon patron n'a pas pu me garder parce que mon séjour n'a pas été renouvelé. Ça m'a tout pourri. Alors, je me suis retrouvée dehors, avec mes trois enfants. J'avais rien. J'ai dû appeler mon assistante sociale, qui m'a placée dans cet hôtel, avec mes enfants.
C'est une seule chambre, pour nous quatre. Tout est encombré, ça c'est un truc que je déteste. Et il y a des toilettes et la salle de bain en même temps, et je fais à manger dans la salle de bain.J'ai une petite chaise que je mets la plaque dessus, et je cuisine dessus. Mais des fois, quand je touche la plaque, j'ai des coups de jus. Des fois, quand on prend la douche, le fil de la plaque, il est un peu déchiré. Et puis, voilà, on se débrouille comme on peut.


Avant, quand je travaillais, on mangeait de la viande tous les jours. Comme je travaillais, j'avais mon argent. Maintenant, ça fait longtemps qu'on n'a pas mangé de viande. J'ai pas vraiment les moyens pour acheter que des trucs équilibrés. Alors, comme hier après-midi j'ai fait des pâtes avec de la sauce tomate, comme les enfants ils aiment bien ça. Et le soir, j'ai fait  des frites, avec du pain et de la mayonnaise. Je fais avec les moyens du bord. Si j'ai du pain, je leur donne du pain. Si j'ai que des pâtes, je leur fais que des pâtes.
J'ai 372 euros par mois. J'achète les besoins des enfants. Ça me suffit pas. Il m'est arrivé des fois d'être à sec. Pas un euro sur moi et pas un truc à manger. Je donne aux enfants. Moi, si je mange pas un jour, ça va rien me faire.
Une fois j'ai été dans un supermarché, je leur ai ouvert un paquet de gâteaux . Je leur ai dit: "vous mangez, mais j'ai pas pour payer". Alors on a mangé, on a déposé le paquet et puis on est repartis. C'était la première fois et la dernière fois. J'ai dit : "plus jamais je ferai ça". Moi, j'aime pas. C'est comme si je volais quelque chose et moi, j'ai pas été élevée comme ça. 

"Maman, j'ai faim, maman, j'ai faim". Si je pouvais mourir sur place, là, je le ferais. J'ai bien tenu jusque là, mais là ça reste dur. Moi, franchement j'arrive plus à vivre comme ça. A faire à manger dans les toilettes. J'arrive plus. Le premier truc que je veux, c'est un appartement, une cuisine là où je fais à manger, une vraie salle de bain. Je commence à être fatiguée. J'espère que j'aurai des nouvelles, que j'aurai ma carte, que je peux vivre ma vie comme les gens, que je peux vivre ma vie comme je faisais avant.
Après avoir entendu un témoignage aussi poignant, on se met à regarder autrement autour de soi : d'abord, le lieu où l'on habite, ce refuge qui nous accueille et nous protège. On découvre avec plus d'acuité la valeur de ce que l'on a à travers le manque vécu par d'autres. Et, dans un même mouvement, on peut ouvrir les yeux sur des réalités présentes mais qui ne se voient pas tout de suite, pas vraiment. On fait un pas de plus dans une double conscience : celle de ce que l'on a, celle de ce que d'autres n'ont pas. 


Images : Rues de New-York / fin des années 1930 / Helen Lewitt / exposé dans le cadre des Rencontres d'Arles 2019

jeudi 21 novembre 2019

PAROLES DE : construire face à un avenir fluide



L'espace Archizoom, à l'EPFL, expose en ce moment le travail de l'architecte bangladais Kashef Chowdhury, célèbre pour ses réalisations alliant élégance et capacité de faire face aux bouleversements climatiques. 

Le Bangladesh est un pays particulièrement peuplé, qui est aussi particulièrement exposé aux aléas des intempéries. Il s'étend sur un paysage défini par l'eau : un énorme delta, face à l'océan, des ruisseaux et des rivières par milliers, alimentés par la fonte des glaciers de l'Himalaya, des pluies torrentielles lors des moussons.
Un pays soumis plus que tout autre aux effets du changement climatique. Des phénomènes qui s'amplifient et se manifestent de manière inattendue. Ses habitants sont potentiellement des réfugiés au vu des tempêtes cycloniques et des marées violentes en constante augmentation.


Le bâtiment photographié ci-dessus a été conçu par Kashef Chowdhury et son bureau URBANA suite à un cyclone particulièrement violent, survenu en 2007, qui a fait des milliers de victimes en dévastant la bande côtière est du pays. Il s'agit d'un abri anti-cyclone, dont la conception a débuté juste après la catastrophe et qui a été inauguré en 2018, dans la ville balnéaire de Kuakata. 
La construction est à même d'accueillir jusqu'à 1'000 personnes, mais elle ne remplit pas seulement une fonction d'abri : c'est aussi une école et un dispensaire en conditions normales. 
Elle a été conçue pour faire face à des vents pouvant atteindre les 200 kilomètres/heure et des vagues de plusieurs mètres. Elle peut offrir refuge, grâce à ses rampes d'accès intérieures, non seulement aux humains, mais aussi à leur bétail, qu'il est indispensable de sauver pour assurer la subsistance des habitants après le passage de l'ouragan. 


Le bâtiment a donc deux fonctions bien précises : durant les conditions météorologiques normales et durant les moments de crise climatique. Dans le premier cas, la rampe d'accès protège les classes de la lumière et du soleil, favorisant une climatisation naturelle grâce au jeu des ombres, de l'aération et de la forme du bâti. 
Dans le second cas, sa forme polygonale, évoquant un tourbillon, réduit l'impact du vent et empêche les débris déportés de pénétrer à l'intérieur. 
Dressée dans une plaine, cette construction est immédiatement repérable depuis loin. Il est donc aisé pour la population, et particulièrement les enfants, de se diriger vers elle.
Entre tradition et créativité, l'architecte fait preuve de sa capacité de répondre tant sur le plan sociétal qu'économique et écologique à un problème de plus en plus pressant.

Kashef Chowdhury et son bureau, URBANA, conçoivent des projets à coût modéré destinés aux populations les plus démunies. Par exemple, un village surélevé en bordure du fleuve Brahmapoutre, astucieusement conçu de manière à faire face aux débordements et assurer une alimentation en eau potable. Ou encore une école dans le camp de réfugiés rohingya à Ukhia
En 2016, K.C. a reçu le prix Aga Khan pour son Friendship Center, situé plus au nord, à Gaibandha, dans une région régulièrement sujette à des inondations. Il s'agit d'un centre de formation géré par une ONG et dispensant des enseignements destinés à des personnes issues des classes les plus modestes.

Kashef Chowdhury s'efforce toujours de travailler avec les éléments, et non pas contre eux. Il laisse de la place à l'eau, tout en offrant une protection contre celle-ci. Il promeut une architecture qui n'est pas en résistance contre la nature, mais fonctionne avec elle, "entre la vie et la mort" comme il le dit lui-même. Il construit selon des principes économiques et inspirés par la tradition. Les projets, une fois élaborés, sont reproductibles et peuvent être réalisés sans passer par des architectes.

Son travail - ainsi que celui de bon nombre de ses collègues bangladais - est destiné à devenir exemplaire, dans la mesure où plusieurs points de la planète sont - ou risquent d'être - confrontés à des problèmes similaires. "L'architecture doit reconnaître que l'avenir est fluide" a exprimé l'architecte et historien bangladais Kazi Khaleed Ashraf. Les défis qui se présentent avec acuité au Bangladesh aujourd'hui vont bientôt concerner l'ensemble de notre planète. Alors qu'en Suisse et dans les pays occidentaux de manière générale, on construit avec un énorme déploiement de moyens, là-bas, on se réfère à des savoir-faire traditionnels (on recourt par exemple aux briques en terre). On renonce à la climatisation mécanique coûteuse et non écologique. On développe un art de bâtir en correspondance avec les besoins et les moyens endogènes. On conjugue élégance, simplicité et budget modéré.
Cette architecture, qui place la dignité humaine au premier plan, qui mise sur les possibilités de résilience de la nature et des gens, est riche en enseignements. Résolument tournée vers le soutien à la population la plus modeste et vulnérable, c'est une architecture à large portée, engagée, qui se préoccupe de l'avenir des enfants, de tous les enfants de demain. Laissons à K. C. le mot de la fin :
"Ce n'est pas parce que l'on construit pour les pauvres et avec peu de moyens qu'il ne faut pas rechercher le meilleur. La beauté est indispensable pour qu'ils ne perdent pas l'espoir."



Far away, so close - Kashef Chowdhury // Archizoom // EPFL // Lausanne-Dorigny // jusqu'au 7 décembre 2019
Emission de la RTS consacrée au sujet : ICI
Article dans Télérama /  22.02.2019 : ICI
Images : Kashef Chowdhury

jeudi 31 octobre 2019

EXPÉRIENCES : comment faire le tri ?



L'émission Xenius sur Arte a consacré le mois dernier un reportage dont le titre était Le rangement : faire le tri dans sa vie.  Ce sujet passionnant était traité en trois volets :
Premièrement, l'une des deux journalistes avait accepté d'ouvrir son logement à une coach en rangement pour un exercice pratique. Il s'agissait de montrer, en suivant les trucs et astuces d'une pro, comment s'y prendre pour trier, ordonner et, naturellement, éviter de retomber dans le désordre une fois les bonnes résolutions passées. 
Ensuite, une psychologue fournissait des explications sur les mécanismes qui nous poussent à l'entassement et au désordre. Cette interview était censée nous permettre de comprendre le pourquoi de l'accumulation. 
Finalement, une femme, âgée de 57 ans, ayant fait le choix du minimalisme suite à une remise en  question personnelle et professionnelle, témoignait de son expérience. A travers son choix d'allègement, elle expliquait combien elle s'était sentie libérée et plus à l'aise dans sa vie. Riche de ce vécu, elle avait ouvert un blog pour partager avis et conseils avec des gens qui, comme elle, étaient désireux de se délester de l'inutile et de se consacrer à leurs véritables intérêts.


La coach en rangement donnait des instructions claires, précises, pour la marche à suivre, proposant de commencer à partir de l'armoire à vêtements, parce que ceux-ci sont, d'après elle, les objets les moins chargés psychologiquement, dont il est plus facile de se séparer. Voici comment elle proposait de procéder :

1 / Sortir de l'armoire l'ensemble des pièces. Faire des tas par catégories (vestes, pantalons, linges, etc). Procéder au tri. Placer dans un grand sac-poubelle ce qui ne convient pas. Observer ce qui reste. Ensuite, ranger, toujours par catégorie.
2 / Pour chaque vêtement, il s'agit de se demander si on en a encore besoin ou si l'on peut s'en séparer. Cette étape nécessite de répondre aux questions suivantes : Est-ce que j'y suis attachée ? En ai-je encore besoin ? Est-ce que ça me va bien ? Le vêtement est-il encore en état d'être porté (ou bien est-il taché, abîmé) ? Est-ce que je m'imagine encore l'utiliser à l'avenir ?
3 /  Il peut être difficile de savoir si on aime vraiment une fringue ou si on la porte uniquement par habitude. Il existe une méthode simple pour trouver comment évaluer : commencer par considérer un vêtement auquel on est très attaché, dans lequel on se sent bien et qu'on porte beaucoup. Par exemple, la veste préférée. Prendre un moment pour sentir ce qu'on éprouve au contact de cet habit. Se souvenir ensuite de cette émotion pour savoir ce que l'on cherche à garder. Si on ne ressent rien de similaire face à d'autres effets examinés, c'est qu'il est temps de s'en débarrasser.
4/ Les choses pratiques, utiles, pas forcément belles ou aimées, sont autorisées à rester : elles ont une fonction précise (un manteau de pluie, des baskets de course).
En cas de doute, on peut mettre momentanément le vêtement de côté et se donner un certain temps avant de reconsidérer son usage et décider de son affectation.
5 / Après la phase de rangement, en procédant catégorie par catégorie et en attribuant un emplacement précis à chacune d'elles, on veillera à bien remettre les vêtements à leur place après chaque usage. Ce réflexe, une fois acquis, est extrêmement important pour maintenir l'ordre établi.
Le ou les sacs-poubelles qui auront été remplis ne vont bien sûr pas être jetés. Il y a de multiples façons de recycler, en donnant à des associations, en revendant ou en procédant à des échanges.


Le rangement et le tri sont des tâches très chargées psychologiquement. La psychologue spécialisée dans le rapport entre consommation et rangement, expliquait ainsi nos différents comportements :

Beaucoup de gens font ce qu'on appelle du "shopping thérapeutique". C'est un fait que s'acheter quelque chose qui fait plaisir procure une sensation de bonheur, du moins sur le moment. Mais cette sensation peut entraîner une dépendance. De plus, si le bonheur de la consommation est de courte durée, le problème du stockage, lui, va s'installer et finir par devenir de plus en plus oppressant.
A propos du rangement, elle expliquait le comportement des individus selon le style d'éducation reçue par leurs parents. A titre d'exemple, on sera plutôt désordonné pour contre-balancer une éducation trop rigide. Ou bien on rangera scrupuleusement en réaction à une éducation chaotique.
Elle a également constaté que les manières de tenir son logement sont différentes selon les personnalités : les gens extravertis auront plus tendance à se montrer "bordéliques", ils placeront la convivialité au premier plan, l'état des lieux qu'ils occupent étant moins important. A l'inverse, les introvertis aimeront se retrouver dans un contexte bien ordonné et harmonieux.

Quand la place vient à manquer, se séparer du superflu est indispensable. Mais nous défaire de certains objets ne se fait pas aisément Nous entretenons des relations non seulement avec les êtres vivants, mais aussi avec nos objets et nous avons tendance à énormément sous-estimer la charge mentale liée aux choses.

Il y a aussi notre rapport à l'histoire. L'expérience du manque vécu par les générations qui nous ont précédées continue de nous marquer. Nos parents et grands-parents ne jetaient rien, ils gardaient tout parce que cela pouvait toujours servir. De nos jours, nous entretenons une ambiguïté à ce sujet. Nous pouvons tout racheter, ou presque tout, mais nous avons malgré tout de la peine à nous délester.
La psychologue soulevait également le problème d'attachement lié aux achats ratés. Pour se décharger de la culpabilité qu'on ressent, on aurait tendance à les garder avec des remarques du style : Qui sait ? J'en aurais peut-être besoin un jour ? J'ai dépensé tellement d'argent pour ça ! Là aussi, il ne faut pas hésiter à se débarrasser de ce qui risque fort de s'incruster dans notre logement et dans notre mental pour longtemps.
Elle terminait en relevant que le processus d'élimination du superflu est certes douloureux sur le plan psychologique, mais que les efforts fournis sont largement récompensés. Selon elle, la démarche mène vers davantage de liberté : posséder moins signifie libérer son esprit pour nos véritables priorités, signifie aussi gagner du temps et de l'énergie.



La personne ayant fait le choix du minimalisme vivait seule dans un logement de 42 mètres carrés, balcon compris. Après une série de choix drastiques, elle avait gardé dans son intérieur les meubles et les équipements qui étaient strictement nécessaires à son usage et à son confort. Ses prises de conscience étaient le résultat d'un profond cheminement intérieur. Pratiquant la relaxation et la méditation, centrée sur ses ressentis et ses émotions, elle avait pris conscience qu'elle consommait pour décharger ses nombreuses frustrations, principalement quand elle se sentait débordée par son travail. Sa remise en question de ses fonctionnements était globale, et incluait la manière de se nourrir et d'occuper son lieu d'habitation. Certes, son intérieur pouvait paraître à première vue spartiate, mais elle se disait heureuse de vivre dans un espace dégagé, où elle ne se sentait pas bridée dans ses mouvements.
Elle concluait en disant : "Nous rêvons tous d'avoir plus de place, mais quand nous avons de la place, nous entassons plein de trucs partout. C'est quand même contradictoire!".



Cette émission, disponible jusqu'au 7 décembre prochain sur le site d'Arte, a le mérite non seulement de nous fournir de précieuses pistes concernant nos problèmes de consommation et de rangement, mais aussi de souligner le lien existant entre nos possessions et leur poids sur notre mental et notre manière de vivre en général.

Il se peut que nous ayons besoin de suivre des instructions données par un coach pour réussir à ranger et à optimaliser notre logement, pour élaguer et parvenir à y évoluer plus sereinement. Nous pouvons aussi nécessiter des clarifications sur nos comportements consuméristes : qu'est-ce qui nous fait accumuler plus que de raison, jusqu'à faire de nos avoirs des objets de malaise et de contradictions ? Nous pouvons adopter l'un ou l'autre de ces moyens, s'ils nous sont nécessaires, si nous ressentons le besoin d'un accompagnement spécialisé.

Ces recours à des professionnels nous apportent des savoirs et des modes d'emploi provenant de l'extérieur. Mais nous pouvons également emprunter d'autres voies, plus personnelles, au travers de notre expérience et de nos ressentis profonds.

Pour effectuer le tri de nos affaires, apprendre de quoi nous avons réellement besoin et quels sont nos désirs réels, nous pouvons recourir à la pleine conscience. Elle nous permet de faire ce travail approfondi sur nous-mêmes, en considérant notre relation aux choses et à nos possessions à travers nos émotions et nos sensations. Grâce à cette démarche, nous entrerons en contact direct non seulement avec nos besoins, mais aussi avec nos propres ressources. En effet, au cœur de notre vécu émotionnel et sensitif réside une source inépuisable de solutions. Il ne tient qu'à nous d'en tirer profit et d'y porter attention de manière durable.

Nous pourrons alors affronter les sollicitations à consommer, à paraître, à imiter avec un esprit beaucoup plus autonome et critique. Nos valeurs ne nous seront plus imposées de l'extérieur. Nos valeurs - et surtout notre valeur -  émergeront du plus profond de nous-mêmes.


Images : Tête romaine / Museo Capodimonte / Napoli
Venere degli stracci / Michelangelo Pistoletto / Museo di Rivoli / Torino
Sculpture romaine / Museo Capodimonte / Napoli
Deux sculptures romaines / Musei Capitolini / Roma

lundi 14 octobre 2019

EXPÉRIENCES : quand le patrimoine perd le nord


Dans une tribune parue dans le Monde le 3 septembre dernier, un collectif de dix-neuf architectes et urbanistes s'est insurgé contre le projet de rénovation de la gare du Nord à Paris, qui devrait voir le jour en 2024, à l'occasion des Jeux olympiques. Selon les initiateurs, il s'agirait de faire de ce lieu figurant au patrimoine historique "une des plus belles gares d'Europe". 
Ce projet est né d'une association entre la SNCF et le groupe Auchan. La SNCF, endettée à hauteur de 50 milliards d'euros, entend s'inspirer des aéroports dont le chiffre d'affaire lié aux surfaces commerciales rapporte plus que le trafic aérien. Elle s'est donc associée à une société (Ceetrus, filiale d'Auchan) qui portera la totalité du risque financier. En contrepartie, le groupe investisseur pourra bénéficier en guise de clientèle du flux de voyageurs extrêmement important de la gare (quelques 700'000 personnes transiteront par ce lieu tous les jours, 700'000 usagers qui se verront contraints de traverser tout l'espace pour pouvoir atteindre leur quai). 
Les usagers, en bonne partie des pendulaires, seront par conséquent contraints d'effectuer, comme dans les centres de grandes enseignes, telles IKEA, de longs détours à travers des flots d'incitations pour avoir le droit d'atteindre leur destination. Des pas supplémentaires à faire pour des personnes aux journées déjà chargées. Des usagers qui seront captifs, pris dans les filets de la consommation programmée.
Il n'est pas du tout certain que le projet ménage de réels espaces de socialisation et de services pour la population. Quant aux riverains, ils risquent d'être impactés par une désertification des petits commerces de quartier et des nuisances causées, entre autres, par les livraisons au vaste centre commercial.



Suite à la tribune, France Culture a consacré quelques reportages à ce projet de rénovation et de réaménagement, en donnant la parole à des professionnels de la culture qui se montrent critiques. 
Voici ce qu'en dit par exemple François Loyer, historien de l'architecture :
On a vraiment l'impression qu'aujourd'hui, on a affaire à des gens ignares, qui ne pensent qu'à l'argent et qui ne comprennent pas ce qu'est le patrimoine. La gare du Nord a été pensée par un des plus grands architectes du XIXème siècle, Ignace Hittorff. Ce bâtiment était pensé pour avoir un très vaste espace monumental, transparent, vitré, juste devant les locomotives. C'est-à-dire que le train arrive pratiquement en pleine ville  et puis il se termine juste devant ces arcs et les gens peuvent entrer sur les quais directement depuis la rue et la place.Maintenant, on va entrer par l'arrière, par des construction dont la plus effrayante c'est l'énorme surface commerciale. Il s'agit d'imposer aux utilisateurs du train, et en particulier aux malheureux qui sont parmi les plus pauvres de notre société contemporaine, d'être traités comme une sorte de glèbe, une population sans importance qui est priée d'aller consommer son argent dans ce filtre commercial qui sera le supermarché géant à côté d'elle.On a l'impression que la liberté de l'individu est écrasée au profit du seul point de vue  de rentabilité commerciale. Autrefois, quand on prenait le train, on pouvait avoir  l'impression d'être au début d'une aventure : quand on est dans la gare du Nord, et qu'on voit le TGV qui va partir à Londres, même si on se rend à Creil, on se dit qu'on a la même dignité qu'un passager international. Et, croyez-moi, tout cela va disparaître si ce projet se réalise.
Même réticence dans le regard de l'architecte Roland Castro, l'un des signataires de la tribune, qui défend ce qu'il appelle "la poétique des gares" :
C'est des lieux de déchirure. C'est des lieux où des désirs passent. C'est des lieux quotidiens pour plein de gens, mais qui sont des vrais lieux de rencontres incroyables. Il y a des milliers d'histoires d'amour qui sont des histoires de gares. Moi, je suis pour le commerce choisi, pas pour le commerce dans lequel on est obligé de passer.
Invité à s'exprimer sur la question, l'écrivain Erik Orsenna commente : 
Quand vous allez maintenant dans un aéroport, vous êtes changé en consommateur. Donc, vous partez pour voir de la différence, de l'ailleurs et vous êtes scotché dans ce que vous avez de pire en vous-même, c'est-à-dire à ce qui ressemble à n'importe qui. En plus, ça détruit la ville. Cette galerie marchande va désertifier tous les commerces à côté. Donc, le désert va gagner les villes, avec ces points-d'appui qui sont des furoncles. 


Cette appropriation de l'urbanisme par le commercial et le profit nous pose à tous des questions, quel que soit l'endroit où nous vivons, les moyens de déplacement que nous empruntons. Au-delà des polémiques et des questions sociopolitiques, elle nous interroge sur notre capacité à être "vraiment" dans les lieux que nous parcourons. 

Sommes-nous toujours conscients de ce que nous trouvons sur notre chemin quand nous traversons des places, des lieux publics, des bâtiments? Sommes-nous présents à ce que nous ressentons, à ce que nous transmettent nos sens et nos émotions ou bien passons-nous distraitement, orientés vers notre destination, la tête ailleurs, occupés par nos pensées ? 



Les gares suisses sont bien entendu concernées elles-aussi par ce phénomène en expansion. Il peut nous arriver à tous, étant en avance ou ayant raté notre train, de disposer d'une heure "à perdre" dans ces lieux. Reconnaissons alors qu'il est tentant, si l'on n'y prend pas garde, de nous mettre à regarder les vitrines, d'être attirés, presque sans nous en rendre compte, par toutes sortes de choses déployées devant nos yeux, offertes à nos désirs potentiels. 

Si nous nous mettions alors à nous interroger sur nos désirs profonds, sur les manques éventuels que nous ressentons au fond de nous, nous pourrions découvrir que nous avons effectivement des besoins. Peut-être que, à ce moment précis, nous avons besoin de nous reposer. Ou de nous détendre. Ou de laisser décanter le stress de notre journée, le flux de nos préoccupations. Ou bien nous désirons ardemment nous retrouver enfin chez nous, tout simplement. En nous recentrant, nous pourrions parvenir à des distinctions : certains besoins sont les nôtres, certains ne nous sont rien. Il s'agirait de ne pas confondre tous ces besoins intérieurs identifiés avec le besoin de consommer



Durant ce moment d'attente de notre prochain départ, nous pourrions devenir les acteurs de cette expérience. Il nous serait loisible de marcher, en pleine conscience, attentifs à nos pas, attentifs aux flux, aux bruits, aux odeurs. Faire un pas de côté pour observer ce qui se passe quand nous nous connectons à l'expérience du présent. Nous pourrions être captivés par toute une série de tableaux sonores ou visuels, ou par de petits incidents. Nous pourrions porter attention à certaines personnes, croiser leur regard, y découvrir de la tristesse, du désarroi, ou de la compassion, ou toute une vaste gamme de sentiments.

Oui, il nous serait loisible d'être plus conscients de ce qui se passe en nous quand nous traversons ces lieux de passage, qui nous hébergent transitoirement, entre un endroit et un autre de notre existence.

Les pétitions, les tribunes et les refus résolus des appels à la consommation, que nous avons évoqués plus haut, sont des actions collectives en réaction à un emballement programmé. La prise de conscience, quant à elle, de ce que nous expérimentons au plus profond de nous-mêmes peut révéler un rejet personnel et quotidien de choses qui ne nous concernent en rien. 

Et si la pleine conscience se révélait être le moyen le plus efficace de nous vacciner contre toutes sortes d’agressions, d'écarter toutes sortes de manipulations ?

Images : façade de la gare du Nord 
               image numéro 3 extraite du projet présenté par la SNCF
Sources : France culture / voir liens ci-dessus.

lundi 30 septembre 2019

PAROLES DE : penser large, habiter petit



Les tiny houses ont le vent en poupe depuis quelques années. Venues d'Amérique du Nord, elles commencent à séduire tous azimuts dans différents pays européens. Effet de mode ou pas, ces minuscules propositions d'habitat méritent qu'on se penche sur les solutions et les avantages qu'elles offrent.

Cet été, en France, on a beaucoup parlé d'un projet mis en place par la commune de Rézé, en Pays nantais. Les autorités ont décidé de mettre  à disposition une parcelle de près de 7'000 mètres carrés au centre-ville, pour accueillir un village de tiny houses. L'appel à candidature est explicité sur le site de la ville. Les candidats dont le projet de mini-maison aura été accepté pourront s'installer sur le terrain et payer à titre de participation pour l'emplacement, l'accès à l'eau et à l'électricité une somme de 300 euros par mois environ. Voici la présentation faite par Véronique Charbonnier, adjointe au maire en charge de l'urbanisme :
"De nouveaux modes de vie alternatifs émergent. De plus en plus de personnes sont séduites par des formes d'habitat plus simples, plus mobiles, plus proches de la nature qui sont aussi plus accessibles financièrement. Afin de répondre à ces nouvelles attentes, la ville a décidé de réaliser, à titre expérimental, un village de mini-maisons, sur un terrain en attente d'un projet urbain."


Les tiny houses (dont la surface au sol peut varier entre 10 et 20 mètres carrés) sont  donc des habitats individuels et mobiles. Généralement conçues en bois, avec des matériaux locaux, dans un souci de conception écologique, elles demandent à être tractées par un 4x4, un pick-up, un fourgon ou camion (ces véhicules pouvant être loués pour la durée des déplacements). Elles se différencient des caravanes principalement par leur solidité et leur capacité d'isolation thermique, des mobilhomes par leur mobilité plus aisée.
Ces maisons présentent des avantages certains : de surface restreinte, elles réduisent obligatoirement les dépenses, en énergie et en consommations diverses. Elles impliquent un mode de vie orienté vers le minimalisme et la décroissance, invitent à une existence plus proche de la nature. Ne disposant pas d'espace de stockage, l'occupant achètera forcément moins. Bénéficiant d'un tout petit espace de vie, il sera davantage tenté de sortir, de s'aérer, de vivre plus au contact de son environnement. Elles permettent en outre l'accès à la propriété à un plus grand nombre et offrent une appréciable mobilité (si l'on ne devient pas propriétaire du terrain occupé, la difficulté est de trouver où s'installer, les règlements pouvant varier de commune en commune). 

Le concept de tiny house a de quoi en faire rêver plus d'un. Leur succès est peut-être lié au fait qu'elles ramènent à une notion de cabane, ainsi qu'à une idée de liberté. Certains évoquent à leur propos le cabanon construit par Le Corbusier pour son épouse en 1952, réduit, compact et disposant de tout le nécessaire pour vivre à deux, de manière sobre et épurée. A la différence des mini-maisons, ce cabanon ne se déplace pas. Il est ancré dans un lieu. Mais le concept minimaliste est similaire.

Elles posent toutefois des questions de fond : ne constituent-elles pas une forme de gadget, un habitat qu'on se procure plus aisément et dont on peut plus facilement se lasser ? Sont-elles compatibles avec les besoins d'une famille et sont-elles compatibles également avec des besoins de longue durée ? L'habitat individuel a-t-il encore un avenir à long terme dans des sociétés à forte concentration comme celles qu'on trouve souvent en Europe, et tout particulièrement en Suisse ? Ne sont-elles pas réservées à une population relativement privilégiée, ayant les moyens d'accéder à la propriété ? 



Comme toute proposition revêtant un aspect commercial, la mini-maison est susceptible de comporter des dérives consuméristes. En dépit de toutes ces remises en questions, ce type d'habitat gagne à être envisagé sous ses aspects positifs.
Modulable, facilement réalisable et adaptable, ce logis compact offre,  par exemple, une solution souple et intéressante dans le domaine de l'urbanisme social. Il présente des possibilités de logement rapides pour des personnes devant accueillies dans l'urgence, des citoyens sans ressources suffisantes, des personnes sinistrées, ou encore des migrants. Il constitue aussi une réponse digne et relativement peu coûteuse, si l'on pense aux montants faramineux que coûte aux pouvoirs publics le relogement dans des hôtels décrépits et peu confortables des personnes aidées par l'assistance. Aux Etats-Unis, du reste, le recours a ce type d'habitat a connu un essor après des catastrophes naturelles, comme des ouragans, ou financières, comme la crise des subprimes.

Au-delà de tout cela, la tiny house vient nous interroger sur nos véritables besoins. On a assisté ces dernières décennies à une extension des propositions en matière d'habitat. Toujours plus d'électroménager, toujours plus de salles d'eau, toujours plus de gadgets au service d'un confort supposé indispensable. Tout cela lié à la baisse de la densité de l'occupation des logements. Ce qui implique au final une augmentation des sollicitations à consommer des biens et de l'énergie.

Et si tout cela devait être repensé en fonction de nos véritables nécessités ? Si nous prenions un moment pour envisager la question ?


Nous pouvons nous octroyer une pause et prendre le temps de considérer le lieu où nous vivons actuellement, avec sérénité, avec bienveillance. Opérer un recentrage. Solliciter notre corps, nos émotions, là où se déroule notre quotidien, pour découvrir ce que nous attendons vraiment d'une maison. Des exercices tels que ceux présentés ICI et ICI peuvent nous aider dans cette démarche.

Cette connexion à nos ressentis nous permettra de répondre plus aisément aux questions suivantes : Disposons-nous actuellement de tout ce dont nous avons besoin ? Ressentons-nous la nécessité d'ajouter quelque chose ? Pourrions-nous faire avec moins ? Notre vision de l'habitat "idéal" est-elle liée au regard des autres, a-t-elle à voir avec le statut social qu'un logement peut conférer ou dépend-elle uniquement de nos propres exigences ?

Riches de cette expérience, nous pouvons ensuite, et dans un tout autre registre, considérer la chance que nous avons d'avoir un toit. Nous pouvons également observer que, dans bien des pays, l'espace de vie est réduit, voire terriblement exigu (un problème lancinant dans les grandes métropoles des pays dits développés, ainsi que dans la plupart des pays émergents).

Cette démarche vis-à-vis de la grandeur de notre habitat implique donc deux aspects :  d'une part, de nous connecter à nos sens, en toute conscience pour examiner attentivement les besoins qui émergent de notre expérience propre. D'autre part, nous pouvons nous référer à nos connaissances géo-politiques et sociales pour considérer la question sur un plan plus global, en tant qu'habitants de la planète. Il nous sera possible alors, tenant compte de ces deux axes, de répondre à cette question : De combien de mètres carrés, de combien d'espace et de confort avons-nous réellement besoin pour nous sentir bien ?
La pratique de la pleine conscience, en nous permettant d'identifier et de reconnaître nos nécessités intérieures, nous offre l'opportunité de nous libérer des standards provenant de l'extérieur. C'est un puissant atout pour nous aider à vivre et à habiter en accord avec nous-mêmes, dans la société et dans le monde qui nous entoure.

Images : tirées du site du fabriquant Baluchon / France : http://www.tinyhouse-baluchon.fr/
                maquette / exposition Assemble 2017 / Az W / Vienne

lundi 9 septembre 2019

PAROLES DE : Renzo Piano


Les mots des architectes qui pensent leur métier au travers de sa fonction citoyenne sont essentiels. Renzo Piano, dont on a déjà parlé ICI, était l'invité de L'heure bleue tout récemment. Voici quelques extraits de l'interview  :


J'ai appris qu'il faut regarder le visage des gens qui habitent l'architecture. C'est Roberto Rossellini qui m'a appris ça, quand j'étais un très jeune architecte et que je venais de terminer Beaubourg. J'étais très anxieux. J'avais peur des réactions à ce drôle de bâtiment et il m'a dit : "Il ne faut pas regarder le bâtiment. Il faut regarder le bâtiment dans les yeux qui regardent le bâtiment. Il faut regarder les gens, et à travers le regard des gens tu comprends si le bâtiment marche, s'il ne marche pas, s'il va être heureux ou non."

Le mot "beau" est un mot complexe, qui n'est pas très intéressant s'il ne veut pas dire aussi : "bon". La beauté est intéressante quant elle a aussi affaire avec la qualité des choses. C'est une interprétation humaniste du mot "beau". Sinon, elle est artificielle et frivole. Elle doit être liée au contenu du lieu, à la façon de l'utiliser et, si les lieux sont beaux de cette façon, alors du coup les écoles, les universités, les hôpitaux, les bibliothèques font que les gens deviennent meilleurs. C'est quelque chose qui peut améliorer la vie des gens. 


On ne peut pas juger l'architecture depuis un point de vue uniquement esthétique. Il y a des aspects esthétiques, fonctionnels et affectifs. Les bâtiments parfois sont aimés. Parfois ils sont adoptés ou rejetés. Parfois, ça prend du temps pour qu'ils finissent par être adoptés. Le côté social est fondamental. 


L'architecture, c'est l'art de construire des abris pour la communauté. On construit des lieux dans lesquels les gens se retrouvent pour mille raisons. Or, un abri n'est jamais seulement un travail technique. Ce n'est pas seulement la réponse à un besoin. C'est la réponse à des désirs, à des aspirations. Il porte toujours les signes de quelque chose. Même une petite maison, modeste, porte les signes des personnes qui l'habitent. Il y a toujours une symbologie.




Il faut absolument observer la réalité des banlieues. On dit tout le temps qu'elles sont horribles. Mais ça n'est pas vrai. Il y a une beauté dans les banlieues qui est dans les yeux des gens, qui les habitent, dans l'énergie des jeunes. Mais quelquefois, elle est même dans les lieux. Il y la vastité, l'espace, la lumière dans certaines banlieues.
Il faut arrêter de voir les banlieues comme des lieux de perdition, des lieux tristes.
C'est le grand défi des 50 prochaines années. Aujourd'hui, le grand défi, c'est de regarder avec amour et affection les banlieues. Elles ont été construites sans affection, sans désir, sans amour, et je crois que le moment est venu aujourd'hui que tout le monde s'occupe de ce problème-là, et peut-être comprendre ce qui s'y passe. Je crois que elles sont le devenir des villes (des lieux où l'on mélange différentes fonctions, pas seulement pour dormir, ou pour produire). Si on n'y parvient pas, ce sera la crise des villes.



Le monde change. Les changements sont inévitables. Quelquefois, ils sont trop rapides et les gens ont de la peine à se faire à ces changements. 
L'architecture n'est jamais l'impulsion au changement. Elle est une manière de donner une forme au changement. Finalement, un bâtiment devient l'expression construite d'un changement qui s'est déjà passé. Beaubourg a été le résultat de Mai 1968, qui s'était déroulé quelques années auparavant. Un bâtiment devient l'expression construite d'un changement qu'il s'est déjà passé.

Autre exemple : on s'est rendu compte soudainement que la Terre est fragile et qu'il faut la ménager. Que le bâtiment doit être sage. Du coup, on construit des bâtiments qui consomment beaucoup moins d'énergie, quatre, cinq fois moins. Parfois zéro énergie. Il y a toujours des révolutions qui se font. Le monde change et l'architecture suit. Elle transforme les changements qui interviennent en bâtiments construits.

C'est pour cela que l'architecture demande du temps pour être comprise. Elle témoigne des changements qui ont eu lieu dans le monde.




Images : Porcelaine blanche / Taizo Kuroda / présenté dans l'espace conçu par Renzo Piano au Château La Coste / Le Puy-Sainte-Réparade / été 2019

mardi 20 août 2019

LECTURES : présence à une ville


Kyôto est en soi une leçon de sagesse. Si les grands cimetières et le passage marqué des saisons nous rappellent sans cesse à notre finitude et à l'impermanence des choses, la nature majestueuse et sauvage tout proche nous répète que nous sommes également inscrits dans un cycle pérenne. L'éternité ici n'est pas une ligne tracée vers l'infini, mais un cercles auquel est soumis tout ce qui vit : naissance, épanouissement, dégénérescence et mort, puis nouvelles naissances. 

Corinne Atlan vit depuis près de quarante ans à Kyôto, l'ancienne capitale impériale du Japon. C'est une traductrice émérite du japonais vers le français, qui déploie une érudition enviable et écrit avec une belle élégance.
Dans son livre Un automne à Kyôto, elle dépeint cette saison, jour après jour, au fil de ses promenades, de ses sensations, de ses rêveries et de ses rencontres. Elle veut "traduire en mots sa perception intime de Kyôto". D'un genre indéfini, l'ouvrage se présente comme une invitation à la poésie des lieux, ou comme une série de méditations philosophiques sur la vie, la permanence et l'éphémère. Il pourrait s'agir aussi d'un guide pour qui souhaiterait appréhender la ville avec lenteur et curiosité. Les textes sont abondamment illustrés de citations, empruntées aux poètes japonais, passés ou contemporains, ainsi qu'à des écrivains voyageurs comme Nicolas Bouvier ou Michel Butor.


S'il lui arrive de prendre le train, c'est le plus souvent à pied ou à vélo que l'auteure parcourt la ville et nous la suivons dans ses déambulations cultivées. Ce rythme impulsé par la marche ou la bicyclette lui permet d'entrer dans les différents lieux - jardins, temples, avenues ou venelles - avec les sens grand ouverts, soutenus par une aptitude aiguisée à l'observation. Pas après pas, balade après balade, on assiste aux différentes étapes qui scandent la saison. 


Ce livre est le portrait magnifique et subjectif d'une ville et de ses maisons, de ses monuments et de ses atmosphères. Il est imprégné de pleine présence aux petites et aux grandes choses, fleurs, temples, mouvement des nuages, transitions météorologiques, comportement des habitants, coutumes ancestrales.
Ce qui frappe durant la lecture - mis à part les références à l'histoire des lieux - ce sont les verbes conjugués au temps présent. L'attention à l'instant est continue, le présent est de mise.
Demeurer véritablement dans le présent, ou du moins s'y efforcer, implique une qualité d'attention et de respect de l'autre sans équivalent. Car quand bien même je reprendrais demain le thé dans la même pièce, face à la même personne, lui comme moi aurions déjà imperceptiblement changé, le décor ne serait plus tout à fait semblable, ni la lumière, ni notre état d'esprit. Prendre pleinement conscience de cela, c'est se délivrer de cette hâte angoissée qui nous précipite sans cesse vers l'instant suivant, vers la pensée suivante, vers le futur par essence hypothétique...

Tandis que nous admirons le vieil érable, doyen des lieux, dont les branches frôlent l'auvent du hall de prière, un moine approche : " Cet arbre a trois cent ans, mais le feuillage est exceptionnellement beau cette année. Cela fait bien vingt automnes que je ne l'ai pas vu comme ça." Un petit attroupement se forme. Chacun y va de son commentaire sur la couleur des feuilles, la taille du tronc, la silhouette toujours élancée de ce multicentenaire, dont les branches semblent frémir de joie à tous ces compliments. Aucun doute, c'est un être vivant, un personnage connu de tout le quartier : on prend de ses nouvelles, on s'inquiète pour sa santé. Il sait "créer du lien" entre générations, entre milieux sociaux. Les habitants du quartier aiment se retrouver - depuis plusieurs siècles  sans doute - autour de cet arbre que tous chérissent. Moment de bonheur partagé, sentiment d'appartenance...


Images : Ogata Korin 
 Prunier rouge et prunier blanc / MOA / Atami / Japon
        Paons / panneau de paravent / collection privée
Chrysanthèmes dans un ruisseau / Cleveland Art Museum / USA
 Chrysanthèmes  et Érable / Museum of Arts / Honolulu / USA
       Grues / 6 panneaux / Smithsonian Institution / WDC / USA

                                  

lundi 5 août 2019

PAROLES DE : un lieu, passage du temps



Quand on parle d'ici et de maintenant (une expression courante pour indiquer l'ancrage dans le moment présent), on parle d'espace et on parle de temps.
L'espace est une manière de parler du temps, de même que, dans notre esprit, le temps se visualise sous forme d'espace.
Pour explorer cette notion de présence au présent, l'attention au lieu où nous nous trouvons est primordiale. Quand nous parlons d'ancrage, nous ne sommes jamais ancrés nulle part. Nous sommes ancrés dans notre corps et notre corps se  trouve dans un lieu précis.
Dans son roman graphique, ICI, Richard McGuire nous invite à explorer ces deux notions en nous déstabilisant dans notre manière habituelle de les appréhender. Le personnage principal de son roman n'est pas une personne, ni un groupe social, mais un lieu.
Ce lieu est toujours le même mais à des époques différentes. Il se répartit en deux espaces : un vaste terrain, probablement situé en Nouvelle-Angleterre, et un salon dans une maison au style colonial bâtie in situ. L'auteur nous propose une balade sensorielle déroutante en nous faisant entrer dans ces espaces qui, tout en étant toujours les mêmes, c'est-à-dire au même endroit, changent continuellement. Le livre n'a pas à proprement parler de scénario, ni de trame, ni de véritable dialogue. Il exclut toute linéarité, opère des allers retours à travers les âges, enchâsse ses images, enchevêtre les époques. Par ces biais, il favorise la perte de repères, si bien que le lecteur se voit rapidement désarçonné.



En donnant à voir le lieu choisi sur un espace temps extrêmement large (partant de 3 000 500 000 avant Jésus-Christ, jusqu'à un avenir très lointain) et dans une chronologie vertigineusement éclatée, Richard McGuire nous interroge sur notre rapport au monde, relativise notre sentiment de toute-puissance. Il nous replace face à cette réalité : l'impermanence des choses, des lieux, des présences et il nous propose de nous considérer comme ce que nous sommes : des êtres de passage.


Au cours d'un entretien accordé à Tewfik Hakem dans l'émission Un autre jour est possible, Richard McGuire dit qu'il n'estime pas être un dessinateur de BD classique,  se concevant  plutôt comme un artiste expérimental, touche-à-tout, à la croisée de différentes formes d'art : musique, cinéma, bande dessinée, artisanat, graphisme. Il explique notamment comment lui est venu l'idée de son ouvrage : " C'est un ouvrage sur l'impermanence, sur l'éphémère. Notre passage sur terre est très bref."
"Au départ, j'avais une sorte de devise : il faut que les grandes choses soient ramenées à une petite échelle et que les petites choses prennent toute l'importance. "
On découvre effectivement au hasard des pages, des fragments de vie, des incidents ou des détails : un couple d'Indiens qui s'aiment, une flèche en vol dont on ne connait pas le but, des personnes qui dansent dans la même pièce à différentes époques, une dispute familiale.
"L'idée qui m'est venue initialement, c'était que je venais de m'installer dans un appartement, je regardais les murs et je me demandais qui avait habiter ici avant moi. L'idée m'est alors venue de créer une histoire qui serait divisée en deux : d'un côté, on se plongerait dans le passé et dans l'autre, on se projetterait dans l'avenir."
A un certain moment le journaliste intervient avec justesse : "Cela rend humble, parce qu'il est question du sens de notre passage sur terre."


Les lieux ont une histoire, mais ils existent pour nous en fonction de leur présent.
Puisque nous sommes des êtres de passage dans ce monde chaotique, en constante mutation, la seule véritable ressource que nous ayons est sans doute de prêter attention au réel qui défile sous nos yeux incessamment. Être attentifs à l'instant présent et porter attention au lieu où se déroule ce présent. 
Oui, le "maintenant" ne peut jamais être séparé de l' "ici". Dans cette optique, le livre ICI est troublant, émouvant, éclairant : il nous invite à une réflexion sur le sens, sur l'impermanence et l'importance - toute relative - de notre présent.





Le livre a été primé par le Fauve d'or au festival d'Angoulême 2016.
Interview de Richard Mac Guire dans l'émission "Un autre jour est possible" / France Culture / 27.02.2015 / durée : 17' – 28'

copyright © daniela dahler 2018