mardi 21 janvier 2020

EXPÉRIENCES : la maison vivante






C'est un couple de sexagénaires qui vit dans une grande maison depuis de nombreuses années. Ils l'ont achetée quand ils attendaient leur troisième enfant. Ils en ont eu cinq, tous adultes à présent. La grande maison est pourvue de six chambres et d'un jardin immense où les enfants ont couru durant toute leur enfance, avec leurs amis et avec les amis d'amis. La maison et le jardin ont longtemps retenti de cris et de chants.
Ces dernières années ont été difficiles : l'homme a perdu son emploi à cinquante ans passés suite à une série de turbulences comme il y en a de plus en plus dans le monde professionnel actuellement, leurs revenus se sont réduits en conséquence, leurs dépenses sont devenues très raisonnables. Ces sept dernières années, les enfants sont partis, les uns après les autres. Ils ont construit leur vie, certains ont trouvé du travail à l'étranger. Le petit dernier a décroché il y a deux ans un emploi en CDI dans une prestigieuse multinationale. La grande maison leur a paru peu à peu très vide et silencieuse. Ce n'est que durant les réunions de famille, à Noël, à Pâques, et quelques jours durant l'été, qu'elle retrouvait ses cris joyeux et ses chamailleries. Ils ont alors pensé sérieusement à vendre leur maison, à se trouver quelque chose de plus petit, peut-être un peu plus au Sud, en fonction de leurs moyens.















A leurs yeux, la maison, si grande, si vide, avait perdu sa raison d'être. Elle résonnait d'absence.

Et puis, un petit-enfant est né, une petite fille couleur chocolat, très vive, très éveillée, qui aimait leur rendre visite quelques fois dans l'année, courir entre les arbres, cueillir des framboises dans le jardin, éparpiller ses pièces de puzzle sur le parquet. Bientôt, la fillette a été  rejointe par un petit frère, tout aussi chocolat, un bébé joufflu, très souriant (et très braillard quand il mettait ses dents). Un jour, depuis son îlot perdu au milieu du Pacifique, une de leurs filles leur a annoncé qu'elle attendait un bébé. Et le printemps prochain, le fils aîné aura lui aussi son premier enfant. 
Cette année, à l'occasion des Fêtes, tous leurs enfants se sont arrangés pour rentrer, se retrouver et être réunis, tous sous le même toit. Unis par leur vieille complicité, par ces liens de sang qui font que l'on sait d'où l'on vient, même si le chemin devant soi peut parfois sembler incertain. Autour de la table, ce Noël, il y avait trois bambins et une jeune femme avec un ventre qui devenait proéminent. Et des amis des enfants, sont venus les rejoindre, pour de réjouissantes retrouvailles. La grande table du salon s'est révélée être vraiment petite. Il a fallu songer à en racheter une, avec suffisamment de rallonges.










Alors, peu à peu une idée a fait son chemin. Ils se sont décidés : plus question de vendre et de quitter la maison. Est-ce que ce sont eux qui sont parvenus à cette idée ou bien est-ce la maison qui s'est imposée d'elle-même, avec ses nouvelles fonctions ? Toujours est-il que cela leur a parut subitement évident : la maison devait devenir un noyau, un nid, un refuge, un coin de retrouvailles pour leurs cinq enfants éparpillés aux quatre coins du monde.

La maison devait tenir lieu de ciment, un lieu où on laisse quelques affaires de son enfance, des vêtements d'hiver  "pour le cas où" quand on habite dans un pays ensoleillé à l'autre bout de la terre. Un point de chute, un lieu où revenir en cas de coup dur, un lieu où retrouver un socle dans un monde en plein changement.



La vie change. La vie nous oblige à évoluer. Si nous sommes suffisamment souples, nous nous remettons en question. Nous nous adaptons. Nous laissons la nouveauté entrer à l'intérieur de nous et dans nos maisons. Si nous nous crispons sur le passé et sur ce que nous avions (une crispation qui peut être due à plusieurs raisons) de nombreuses choses peuvent s'accumuler dans les pièces auxquelles nous ne voulons pas toucher. Notre habitat se fige et nous aussi nous nous retrouvons immobilisés.





Ils sont en train de réaménager la maison. Ils sont en train de créer une chambre destinée aux petits. Ils repeignent, ils débarrassent, ils recyclent, ils achètent sur des sites d'occasion des lits d'enfants et des chaises de bébé. Ils recomposent leur habitat en fonction des nouvelles donnes qui se sont mises en place tout naturellement. Ils viennent d'accueillir un nouveau chien (le vieux était mort à presque 17 ans). Ils sont curieux de savoir ce que la vie va leur apporter. A l'image de leur maison, ils se sentent utiles et vivants.



Image : La famille Valmarana / Giovanni Antonio Fasolo / Musei civici / Vicenza

lundi 6 janvier 2020

EXPÉRIENCES : les maisons inventées



Nous avons tous besoin d'un abri, contre la chaleur, le froid, le vent, la pluie. Nous avons tous besoin d'accéder à l'eau et à l'hygiène. Tous besoin de nous nourrir convenablement, d'assurer un certain nombre d'heures de sommeil. Mais avoir un chez-soi, c'est encore plus que cela, c'est un lieu d'ancrage, un lieu où l'on peut se rassurer, se construire, s'épanouir, pour se sentir appartenir au monde.
Ce qui est vrai pour les adultes l'est encore plus pour les enfants. En novembre dernier, 12 associations françaises (parmi lesquelles la Fondation Abbé Pierre, le Samusocial, UNICEF France) se sont réunies pou publier un manifeste dans lequel elles font savoir que chaque soir il y a à Paris 700 enfants qui dorment à la rue avec leurs parents.  Que 20'000 enfants en Île-de-France vivent à l'hôtel avec leur famille. Et qu'en France des milliers d'autres enfants sont concernés par cette précarité du logement. Le manifeste dénonce cette situation indigne de la France, sixième puissance économique mondiale, et signataire de la Convention internationale des Droits de l'Enfant. Il  demande que plus de moyens soient octroyés pour lutter contre cette situation.


L'émission "Les pieds sur terre" a consacré dernièrement un reportage à ce sujet, dans lequel on peut entendre deux enfants vivant à la rue dans Paris, Aïcha et Sami, âgés de 10 et 12 ans. La journaliste les a rencontrés au sein des locaux d’Emmaüs Solidarité dans le XVème arrondissement, un accueil de jour où ils passent régulièrement avec leur mère et leurs trois sœurs pour se réchauffer, prendre un petit-déjeuner ou profiter d'une douche. Voici le résumé de leur situation par la journaliste Sonia Kronlund :
Ils viennent du Liban. Ils sont arrivés il y a 4 ans. Pendant trois  ans et demi, leurs deux parents ont travaillé au noir, sur un marché d'abord, puis dans un restaurant libanais, la mère le jour, le père la nuit. Ils vivaient dans un squat à Saint-Denis, qui a été évacué il y a six mois, et depuis, ils sont à la rue. Parfois, ils s'abritent dans les sous-sols de l'hôpital Necker et parfois pas.
Les enfants, qui ont appris le français à la vitesse de l'éclair, ont raconté un peu de leur dure vie à notre reporter. 

Ce témoignage est poignant. Leurs mots méritent d'être écoutés et entendus, tandis qu'ils décrivent leurs conditions de vie : la précarité, l'angoisse, la recherche quotidienne d'une place où dormir, les nuits dehors, la lutte pour rester dignes et propres, les regards des passants, les trajets en métro. Mais, à travers leurs descriptions, ils disent aussi leur soif d'apprendre, leurs projets et leur désir de s'intégrer :
Moi, je n'aime pas dire aux gens mes secrets. Je suis malheureuse, mais je suis contente d'être avec mes parents, mon frère et mes sœurs. Le premier jour que je suis entrée à l'école, j'avais trouvé beaucoup d'amis. Quand je suis arrivée dans la cour, il y avait ma classe, la sixième quatre, et ils se sont arrêtés de jouer et ils sont tous venus vers moi et moi j'étais contente d'aller à l'école. Devant mes copines, moi, je fais genre que j'ai une maison. Je leur dis : "moi, chez moi, je m'amuse, je fais ça, je fais ci. Je leur dis que je fais mes devoirs". Ben, les devoirs, parfois j'ai pas le temps de les faire, parfois il y a trop de monde. J'aime bien apprendre. Ma matière préférée, c'est le français. J'aime bien conjuguer des verbes, compléter des phrases, des exercices avec le passé composé.
Il y a des choses qui me rendent heureuse quand même : par exemple les sorties organisées par Emmaüs. Le Musée de l'Homme, à côté de la tour Eiffel, le Musée des poissons, l'Aquarium. J'aime bien la ville de Paris, parce qu'il y a beaucoup de choses qui m'intéressent. En fait, ici, tout nous intéresse.
Aïcha
C'est dans le collège Rodin. Le XIIIème arrondissement, ligne 6. Le directeur, il a été vraiment sympa, il m'a donné une trousse. Il n'est pas au courant que je dors dans la rue. Parfois je dis à mes amis que j'ai une maison, parce que sinon ils ne vont plus me parler, ils ne vont plus m'aimer. Après... ils me disent : "Tu viens toujours dans les mêmes habits, dans la même coiffure"... mais moi, je réponds pas...
Plus tard, j'aimerais être ingénieur-architecte. En fait, j'ai peur de rester 
toute ma vie dans la rue. C'est ça qui me fait flipper. Je rêve qu'on va pouvoir être à l'hôtel et qu'on va bien vivre, qu'on va bien s'amuser. Mon père me dit : "Sami, mon fils, tu dois apprendre, tu seras ingénieur. Et comme ça, tu vas pouvoir nous aider. C'est pas les gens qui vont nous aider, c'est toi qui va nous aider. Et comme ça, il n'y a pas de soucis."
Sami


Pour faire écho au précédent billet, la pleine conscience de ce que nous expérimentons chez nous est en mesure de nous faire mieux comprendre l'Autre, ce qu'il a et ce qu'il n'a pas. Éprouvant par l'expérience, nous connectant avec tout ce qui est à notre portée, nous pouvons ressentir de la gratitude et nous pouvons mieux entendre et mieux comprendre ceux qui n'ont pas accès à tout cela.
En ce début d'année, nous pouvons ardemment espérer que, dans nos sociétés occidentales privilégiées, des enfants n'aient plus à avoir honte pour les privations qu'ils subissent, qu'ils n'aient plus à porter des problèmes bien trop lourds pour leurs jeunes épaules, qu'ils n'aient plus à fabuler et à s'inventer une maison imaginaire de crainte d'être rejetés. Nous pouvons formuler le souhait que chaque enfant ait droit à un logement et à la dignité.


Images : Forever Immigrant / 2017 / Marco Godinho / Biennale Lyon 2017
De loin, on dirait un ciel brumeux de nuages enveloppants, mais lorsqu'on se rapproche, on découvre que ces formes sont composées de milliers d'empreintes de tampon, semblable aux cachets des administrations, mais ici marqué du texte "Forever immigrant". "Immigrant pour toujours" ou "éternel immigrant", ces deux mots posent à la fois les questions de l'appartenance à un territoire, de la "permanence incertaine" de la situation de migrant, de l'exil et de l'identité, mais aussi de la fluidité d'un monde dans lequel le nomadisme, la porosité culturelle, peuvent devenir un mode de vie. 

copyright © daniela dahler 2018