mardi 18 février 2020

EXPÉRIENCES : jardins familiers


  
Ce sont des jardins dits "familiaux". Ils se trouvent en bordure de ville, entre la voie ferrée et le lac. Ils sont loués à l'année pour une somme symbolique à la commune, qui en est propriétaire. Pour des gens à revenus limités, c'est une manière de se mettre au vert et de mettre sous le beurre un peu plus d'épinards. On y cultive des légumes et des fleurs, mais aussi l'amitié, la solidarité. Les voisins de parcelle se parlent, s'échangent des services, des trucs, des recettes, se prêtent des outils. Chacun se connaît. C'est un lieu de haute sociabilité. Souvent, des apéros sont organisés, ou alors des fêtes de famille. Pour tous ces gens qui occupent des appartements, parfois exigus, dans des blocs des environs, c'est l'occasion de  trouver une bienfaisante horizontalité. Chaque parcelle, de dimensions similaires, est pourvue d'un cabanon. Dans ces petites constructions, entre cabane et mobilhome, il y a tout ce qu'il faut pour passer la journée : une petite cuisine, une table, des chaises et surtout une terrasse pour prendre du bon temps, converser avec ses invités, lire, se détendre.
Il y a des règlements, il y a des règles à respecter. Il s'agit d'être conforme, mais sans obligatoire conformité. Chaque cabanon a son originalité. Tous semblables, tous différents. Certains ont des noms "Les lilas", "Les rosiers", d'autres portent des enseignes "Au café des amis" ou "Welcome". A l'entrée, certains ont hissé le drapeau indiquant leur origine : étendards suisses,  mais aussi italiens, kosovars ou portugais, comme si ce petit lopin de terre représentait aussi un coin du pays qu'on a dû quitter.
On est juste passés dans celui-ci pour prendre un café, répondre à une simple invitation, mais très vite on constate qu'on s'y sent bien. Il y règne une atmosphère bon enfant.


Quand tout se passe bien, comme pour toute chose, comme pour toute organisation, depuis le fonctionnement d'un corps humain jusqu'à celui d'une chorale, tout semble évident. Tout semble couler de source.  Mais vivre ensemble séparément ne va pas de soi.
C'est curieux : on ne semble devoir s'interroger sur le pourquoi des choses que lorsqu'elles commencent à mal tourner, à dysfonctionner. Or, pour que tout aille bien, il faut qu'une série de composantes soient présentes : la reconnaissance, le fait de se saluer (dire "bonjour", cette chose tellement banale, qui n'est pourtant pas si normale dans de nombreux endroits et pour des tas de gens), prendre des nouvelles, instaurer une solidarité simple mais essentielle. 
Trouver la juste distance entre la proximité et la promiscuité. Savoir avec chaque voisin, chaque participant quelle est la réserve à respecter. Ne pas considérer les gens faisant partie de l'ensemble comme étant tous semblables. Il y a ceux qui ont besoin de plus d'échanges, ceux à qui un sourire suffit, ceux qui demandent des barrières bien tracées, ceux qui aiment un peu plus le laisser-aller, etc etc. Ceux aussi qui voudraient que tout le monde face comme eux, ceux qui pensent détenir la bonne manière de fonctionner et qui voudraient naturellement l'imposer. C'est avec tout cela qu'il s'agit de composer.
Les jardins familiaux : une manière de voisiner, qui ne concerne ni le travail ni le logement, qui fait partie des loisirs, mais pas seulement. Qui concerne la qualité de vie, et par-delà : le bien-être et la santé. Une manière d'être au monde. Participer à ce genre d'expérience signifie développer toute une série de compétences, parmi lesquelles :
Connaître ses propres besoins en matière de sociabilité et de conformité. Jouer le jeu de la solidarité, sans que celle-ci implique trop d'engagements, sans se sentir contraints et forcés. 
Comme dans chaque situation sociale, un équilibre doit être trouvé. Quand l'équilibre existe, il est aisé de ne pas le voir. Or, l'équilibre est un ensemble de déséquilibres rectifiés, d'équilibres perdus et sans cesse retrouvés.


Ne gagnerions-nous pas à être conscients de ce qui se passe quand tout se passe bien ? Pourquoi ne pas nous rendre attentifs à tous les échanges qui font que les relations de voisinage se déroulent sans trop de heurts ni de tensions ? De quelles menues attentions les interactions sont-elles faites pour que les rouages soient bien huilés ? Comment les conflits sont-ils prévenus ou évités ou négociés ? Quels sont les liants nécessaires ? Quelles sont les règles écrites - et surtout tacites - à respecter ?
Être pleinement conscient de ce qui se passe quand apparemment il ne se passe rien, mais que tout roule somme toute assez bien. Quand chacun trouve sa place et son espace, est en mesure de cohabiter sans se sentir exclu ou brimé
Durant les quelques heures passées dans un de ces petits jardins ensoleillés, en conversant, en buvant son café, on ne se prive pas d'observer ce microcosme fascinant dont il ressort quelques leçons essentielles sur notre manière de voisiner.

Images : Les effets du Bon Gouvernement / Ambrogio Lorenzetti / Palazzo del Comune / Sienne

lundi 3 février 2020

PAROLES DE : condamnés à vivre ensemble...


Figure actuelle de l'altérité, le voisin n'est pas l'ami. On accueille l'ami chez soi tandis que l'on aborde le voisin sur le pas de sa porte. Le voisin n'est pas non plus le prochain, mais il l'a supplanté dans nos sociétés sécularisées. Il peut même devenir l'ennemi : au mieux, il n'inspire que froide indifférence, au pire, il suscite le déchaînement de la plus extrême violence.
Le voisinage est un lien par le lieu. Nous ne nous comportons pas de la même manière selon que nous avons affaire à un voisin d'en face, un voisin d'à côté, un voisin d'en haut ou un voisin d'en bas.
Savoir comment vivre et interagir avec son voisin sans tomber dans les pièges ravageurs du face-à-face constitue le principal défi d'une éthique du voisinage nécessaire dans une société de masse où, serré les une contre les autres, nous devons trouver le moyen de coexister. Hélène L'Heuillet


Dans les exercices proposés ici et destinés à mieux prendre conscience de ce que nous vivons quand nous sommes "chez nous", nous avons relevé l'importance du contexte dans lequel se situe notre maison, nous avons exploré les sons et autres perceptions, nous nous sommes intéressés aussi à ces personnes qui s'appellent les voisinsdes personnes qui nous sont parfois indifférentes, voire inconnues, mais qui jouent peut-être un rôle beaucoup plus important que nous ne le pensons dans le fait que nous nous sentions bien là où nous vivons.
L'expression "condamnés à vivre ensemble" est tirée d'un livre que la philosophe et psychanalyste Hélène L'Heuillet a consacré à la coexistence humaine. Loin du normatif "vivre ensemble", loin des discours bisounours, des appels à la tolérance, prônant la prise de contact avec cookies et bouquets, voire la recherche insistante de relations chaleureuses, cet ouvrage est une invitation à se rendre attentif à ce qui se passe sur le plan des relations interpersonnelles dans le lieu où nous habitons. Elle insiste sur la nécessaire coexistence dans laquelle nous sommes tous engagés. 
A moins de vivre isolé en ermite tout en haut d'une montagne (situation de plus en plus improbable au vu de la croissance exponentielle de la population mondiale), nous avons tous des voisins. Et nous ne pouvons ignorer leur présence. Ils sont là, ce sont eux qui vivent de l'autre côté de la paroi, au-dessus de nos têtes, par-delà la haie, en face dans notre rue. 
Dans son exploration, l'auteure établit des ponts, définit des analogies. Elle parle de voisinage également à propos de ce qui vit de l'autre côté d'un champ, d'un pont, d'une frontière... Car le type de relation que nous pouvons avoir avec nos proches voisins, peut trouver son écho dans la manière dont nous nous connectons avec des gens d'autres milieux, d'autres pays, d'autres provenances. 






"Pour être chez nous, il faut qu'il y ait un voisin, qui nous accepte, qui accepte de respecter nos limites."



Dans son livre, Hélène L'Heuillet nous propose de faire un petit exercice : il s'agit de nous poser la question "Qui sommes-nous pour les autres ? Quel voisin sommes-nous ?".  Il est intéressant en effet de prendre un moment pour répondre à cette interrogation qui renverse notre vision habituelle. Alors que nous trouvons naturel de porter un jugement sur ceux avec qui nous "voisinons", nous sommes-nous jamais posé la question de savoir comment nous pouvons être perçus ? Quelle image les autres, dans la rue, dans l'ascenseur peuvent-ils avoir de nous ? Quelles interactions favorisons-nous ou refusons-nous ? De quelle manière occupons-nous ce rôle de voisin vis-à-vis de ceux qui nous font face ?

Qu'on le veuille ou non, le voisinage fait bel et bien partie du bien-être dans le lieu où nous avons choisi de vivre. Sans vouloir à tout prix faire ami-ami, sans vouloir à tout prix nous conformer à l'injonction "il faut être de bons voisins", quelle est la meilleure manière d'occuper ce rôle à notre avantage et dans une fructueuse réciprocité ? (H.L. invite à se méfier de l'angélisme, de l'injonction véhiculée par certains discours et certains ouvrages de développement personnel sous-tendant la possibilité de remèdes miracles pour être de "bons" voisins. La coexistence implique des problèmes et implique des réponses à ces problèmes).

Le voisinage entoure notre maison. L'auteure décrit ce lien comme "variable, délicat, incertain et fragile". Selon elle, "Il ne faut pas se faire beaucoup d'illusions sur la bienveillance de ses voisins, mais il faut aussi avoir conscience que le social serait insupportable si habiter n'était pas aussi voisiner."










Il s'agit de distinguer proximité et promiscuité.



Dans un rapport de proximité, il y a respect de la place de l'autre, alors que dans la promiscuité, l'autre est à ma place, il occupe une place qui devrait me revenir, il est (il pourrait devenir) un potentiel ennemi.
Le voisinage est un espace transitionnel entre privé et public. C'est le premier rapport à l'altérité, avant d'être confronté aux problèmes de la vie publique.

Hélène L'Heuillet introduit une piste pour trouver une manière de coexister et cette piste est celle de la réserve, une notion empruntée au philosophe berlinois Georg SimmelCelui-ci, un des pères de la sociologie, a beaucoup écrit sur les conditions de vie urbaine au moment de la naissance des nouvelles métropoles, à la fin du XIXème siècle. Il a notamment étudié les implications des nouvelles conditions de vie et de promiscuité en territoire urbain. H.L. se réfère entre autres à son ouvrage "Métropoles et mentalité". La notion de réserve est importante, parce que "seule la distance nous permet de ne pas nous en prendre à l'autre". Le voisinage ne peut pas se régler seulement avec des procédures et des politiques publiques. La réserve est une distance qui s'adapte à la personnalité de l'autre et la bonne distance est toujours ajustée à un voisinage particulier.
Même si on choisit son quartier, son immeuble, sa rue, on ne saura jamais qui seront les voisins. C'est une donne qu'on ne peut pas maîtriser à l'avance. La distance de la réserve implique de s'adapter, de s'ajuster à cette donne, qui est sans cesse à trouver, à chaque emménagement.


Être attentif à tous ces éléments nous permet de mieux vivre quand nous sommes chez nous. Quand on sait que pour beaucoup, le voisin est un importun, un gêneur, qu'on voudrait éviter, quand on sait que beaucoup sont acculés à faire leurs cartons et déménagent pour des querelles de voisinage, il vaut la peine de se rendre attentifs à ce que nous vivons dans ces interactions.
La pleine conscience peut nous aider à affiner nos observations. Il s'agit de mieux nous connaître et de mieux connaître notre environnement, de mieux cerner ce que nous expérimentons pour mieux réagir à toutes sortes d'interactions auxquelles nous sommes obligatoirement confrontés. Sans se laisser marcher sur les pieds (devenir le voisin d'en dessous), sans imposer ses normes à tout prix (vouloir être le voisin d'en-haut) bien réagir, après avoir identifié les ajustements adéquats, permet de trouver les comportements et les mots, pour pouvoir nous conduire en êtres parlants amenés à coexister.


Sources : "Du voisinage. Réflexions sur la coexistence humaine / Hélène L'Heuillet / Albin Michel / 2016
"Sommes-nous condamnés à vivre ensemble ?" / Les chemins de la philosophie / France Culture / 14.01.2019 
"Les rapports de voisinage" / Egosystèmes / RTS / 19.11.2016
Images : couverture du livre précité

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