mercredi 24 avril 2019

EXPÉRIENCE : l'esprit d'un lieu



Où que nous allions, où que nous soyons, quoiqu'il arrive, quelle que soit l'heure, ou la date indiquée par le calendrier, nous n'avons jamais que des moments à vivre. 
Il serait donc légitime de vouloir profiter un maximum de nos moments, tant que c'est possible. Il faut pour cela être attentif à - et dans - l'instant présent, parce qu'il s'envole rapidement, et qu'il est très facile de se laisser enfermer dans les paysages sensoriels et mentaux, de faire une fixation sur leurs habitants et énergies, et de perdre rapidement contact avec soi-même, les autres et le monde. Jon Kabat-Zinn / L'éveil des sens

C'est un petit restaurant sans prétention, presque une gargote, un troquet. On passe cent fois devant et l'on ne s'y arrête pas. Rien n'invite à se poser là. Mais l'autre jour, assoiffée, j'y a fait une halte pour me désaltérer.

Il était onze heures. En sirotant mon soda, sur la terrasse encore déserte, je me suis surprise à me sentir détendue et étrangement apaisée. Étonnamment, j'ai commencé me recentrer, à respirer profondément et à regarder autour de moi. J'ai réalisé que cet endroit m'invitait à la pure présence et à l'observation bienveillante.

La terrasse apparaissait au prime abord mal entretenue. De vieux parasols, portant un slogan publicitaire délavé, quelques pots ébréchés, avec de pauvres plantes poussives décoraient cet espace. Le mobilier - tables et chaises - se révélait plutôt disgracieux et bon marché. A côté de la porte d'entrée s'accumulaient en désordre divers meubles et accessoires. La carte présentant le menu, délavée, avait été épinglée à un panneau de guingois. Tout cela rendait l'ensemble plutôt affligeant, presque repoussant. Manger là ? Cela ne donnait pas envie. Imaginer l'intérieur, la cuisine entretenue comme l'extérieur n'offrait rien de ragoûtant.

Et pourtant... pourtant, l'endroit offrait de précieux avantages à qui voulait bien prendre la peine de l'observer. L'espace occupait l'angle entre deux ruelles peu empruntées, à quelques pas du Léman. Pour amorcer le virage sans visibilité, les rares conducteurs devaient ralentir. Peu de véhicules par conséquent et aucun bruit invasif. Une petite haie séparait la terrasse du trottoir et de joyeux trilles émanaient des branchages. Un jardin fleuri embaumant le lilas s'étendait jusqu'au lac. Depuis les tables, on percevait des mâts en train de voguer. Des promeneurs suivaient les rives, en rêvant ou en devisant calmement. Une brise légère, probablement due à l'orientation de la terrasse, caressait l'espace.

La superficie était de belles dimensions et les tables, apposées contre la haie, judicieusement disposées. Chacune offrait un dégagement sur le lac et la verdure. Le consommateur, calé dans sa chaise, pouvait apercevoir toute une déclinaison de fleurs, leurs multiples couleurs. C'était un endroit où l'on pouvait s'imaginer être installé à son aise, entouré, sans être dérangé par les conversations des voisins. Après un moment d'observation, cet endroit en retrait s'est révélé attrayant et apaisant. Aussi, je me suis surprise à en refaire mentalement l'aménagement. Trois fois rien : j'aurais volontiers changé les parasols déprimants, disposé des plantes joyeuses dans des pots classieux, déniché des nappes bariolées, déblayé l'inutile, rangé, balayé. Avec un peu d'énergie et d'imagination, la terrasse aurait pu devenir un endroit chaleureux et accueillant.

Les lieux, comme les gens, ont leur histoire, leur potentiel, leurs qualités. Les lieux, comme les gens, ont besoin d'être aimés, compris, mis en valeur. Il suffit de peu pour leur rendre leur beauté, les enjoliver. Il suffit de les percevoir, de les imaginer. J'ai quitté la terrasse et le troquet un peu à regret. Je m'étais sentie bien durant cette halte, toute à mon expérience dépourvue d'à-priori, pleinement présente à l'esprit de ce lieu, et j'aurais voulu en le quittant qu'il devienne aimable et plaisant pour une multitude de gens.





Images : quelques vues plaisantes du quartier du Panier à Marseille.


jeudi 11 avril 2019

EXPÉRIENCES : d'un espace à un autre
















Vivre, c'est passer d'un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner.
Georges PEREC, Espèce d'espaces



Déménager, ça nous arrive à tous, plusieurs fois au cours de notre existence. On peut le faire par choix, par décision personnelle. On peut aussi y être contraint. Quels que soient les motifs qui nous poussent à changer de logement – positifs, ou nettement moins positifs, faisant suite à un désir profond ou par obligation – cela implique toujours une décharge de stress physique, émotionnel et mental. Ce changement, qui est à la base géographique et spatial, nous soumet à des perturbations qui touchent notre organisme en entier, notre corps, nos émotions et nos pensées. 

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Changer de lieu de vie implique tout d'abord un intense travail, un gros investissement physique et psychique, une surcharge de tâches à accomplir, des recherches et des démarches à entreprendre. 
A ces dépenses énergétiques s'ajoutent des coûts supplémentaires qui peuvent mettre à mal notre budget (frais de nettoyage, location de véhicule, entreprise de déménagement, menus travaux ou réparations plus importantes).  
Pour faire face à tous les aspects pratiques, on trouve désormais facilement des check-lists, qui nous aident à nous organiser. Ces pense-bêtes nous permettent de procéder étape par étape et soulagent notre mental très sollicité.

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Sur le plan émotionnel, même si nous sommes portés par notre élan, demandeurs du changement et boostés par la nouveauté, nous pouvons être passablement ébranlés au cours de ce processus. Nous nous retrouvons confrontés à toutes sortes de séparations, nous voyons émerger toutes sortes d'émotions. Ces émotions sont liées aux lieux que nous allons quitter (leur intensité sera à la mesure de l'expérience qui se termine). Elles sont liées aussi à tous les objets que nous devons examiner, pour pouvoir trier et choisir ce que nous allons emporter et ce que nous allons laisser. Nous défaire alors d'un certain nombre de nos possessions – même reconnues inutiles – n'est jamais anodin. Tout cela provoque en nous un intense travail intérieur. 

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Avant de partir ailleurs découvrir de nouveaux rythmes et habitudes, il est utile d'identifier l'ensemble de ce qui a fait notre vie "ici" et d'en faire l'expérience au présent.


1/ Prendre pleinement la mesure de ce que nous quittons : En quittant un logement, on ne quitte pas que des murs, on quitte des habitudes, des trajets, un voisinage (humain, naturel, architectural). On quitte un ensemble de perceptions, des sensations visuelles et sonores, des odeurs particulières. Réaliser cela et prendre conscience de tout ce que nous allons abandonner nous permettra d'amorcer en douceur le virage que nous entreprenons.
  
2/ Dire au revoir : Comme pour toute séparation, dire au revoir à ce que l'on quitte constitue un rituel bénéfique. 
Dire au revoir, c'est-à-dire faire une sorte d'état des lieux (un peu comme celui qui nous est imposé par les gérances lors de la remise des locaux). 
Ici, il va concerner notre vécu émotionnel et sensitif. Nous pouvons parcourir les locaux, mais aussi sillonner les environs, emprunter des parcours connus pour prendre toute la mesure de ce que nous lâchons. 
Durant  cette dernière balade en pleine conscience, nous allons expérimenter à travers nos sens et nos émotions les échos du changement en nous.

Pour nous aider à vivre ce moment chargé de sens, n'hésitons pas à photographier, dessiner, rédiger un poème ou prendre des notes. C'est une manière d'ancrer l'expérience en nous-mêmes.

3/ Tenir compte de nos émotions et de nos messages corporels: Rester ancré dans le présent nous permet de prendre en compte notre charge émotionnelle et ses manifestations. Ce n'est pas parce qu'on part rempli d'espoir, pour trouver mieux (un espace plus grand, plus pratique, plus avantageux) qu'on ne va pas ressentir de la fatigue physique et mentale, provoquée par toutes les énergies mobilisées. 
En partant, nous pouvons constater que nous quittons une vue plaisante se déployant sous notre fenêtre / ou des sons qui nous émouvaient / ou une voisine aimable avec laquelle nous avions grand plaisir à échanger / ou encore un trajet en bus plaisant.  
Nous pouvons aussi quitter des choses désagréables : un environnement bruyant, des relations de voisinage pénibles, un habitat dont l’exiguïté était source de tensions. Nous pouvons aussi éprouver du soulagement à partir. 
Nous partons avec toute une palette de ressentis, chargés d'attentes, mais avec une part d'interrogation, sans trop savoir encore ce que nous allons trouver ailleurs.

4/ Apprivoiser la nouveauté : A l'aide de notre check-list, nous effectuons tâche après tâche. Nous sommes présents à ce que nous faisons, moment après moment. Nous restons dans l'ici et le maintenant, et c'est une manière de prendre soin de nous, sans trop forcer, sans trop exiger de nous. 
Ainsi, après avoir emménagé, nous ne sommes pas obligés de nous ruer pour tout mettre en place, tout monter, tout visser, tout installer au plus vite. 
Ecouter notre corps sera sans doute la meilleure manière de trouver le bon rythme, en évitant de nous épuiser.
Nous pouvons certes respecter des échéances et aménager notre nouvelle maison de façon à ce qu'elle nous assure le confort nécessaire. Mais pourquoi ne pas nous permettre aussi de nous donner du temps pour prendre nos repères dans notre nouveau lieu de vie ? 
Pourquoi ne pas nous laisser quelques jours pour arriver, humer l'atmosphère, à la manière des chats, grands enseignants en art de vivre ? Pourquoi ne pas nous autoriser à accueillir paisiblement la multitude de nouvelles sensations et informations qui nous parviennent ? 
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Un déménagement est sans doute un événement stressant (plus exactement : une suite d'événements stressants). Mais c'est probablement notre tendance à nous projeter vers son achèvement qui le rend particulièrement stressant. Rien ne nous oblige à nous laisser submerger par notre désir "d'arriver" et de parvenir à "tout terminer" (de toute façon, rien ne sera jamais vraiment terminé...) Nous pouvons faire en sorte que notre déménagement soit géré pas après pas, au présent, avec organisation, confiance et ... une certaine dose de curiosité. 
Pourquoi, du reste, ne pas partir à la découverte de notre nouvel environnement, avec des exercices déjà expérimentés ICI et ICI ?
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Déménager, changer d'habitat : une manière de négocier les tournants de la vie, une métaphore de tous nos changements, imposés ou choisis, passés et à vivre.
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Images : parc de Rugstedgaard / Rungsted Kyst // façade de maison à Ishoj / Danemark

copyright © daniela dahler 2018