jeudi 19 décembre 2019

EXPÉRIENCES : le ventre vide, le cœur gros, deux euros...



Ce blog a pour vocation d'inviter à mieux percevoir les lieux que nous occupons ou que nous traversons. Il vise à nous rendre plus sensibles aux réalités de l'habitat. Cette présence à ce que nous vivons nous permet d'être conscients de tout ce qui se trouve à notre disposition dans notre logement. Nous pouvons par exemple nous rendre attentifs à l'eau qui coule d'un robinet, dans notre salle de bain ou dans notre cuisine. Nous pouvons nous rendre présents à la chaleur de l'air ambiant, ou à celle qui se propage sous nos pieds, qui peuvent reposer sur des fibres de tapis ou sur des circuits de chauffage. Nous pouvons écouter tintinnabuler la pluie contre les vitres et éprouver un réconfortant sentiment de sécurité, nous trouvant bien au sec, à l'intérieur.
Toutes ces perceptions qui nous parviennent du présent, moment après moment, toutes ces informations sur ce que nous éprouvons, peuvent aussi nous sensibiliser à la réalité d'autres gens. Des gens qui vivent près de nous, ou alors ailleurs, plus loin sur la terre, et qui ne disposent pas du confort que nous pouvons ressentir, tous les jours, un confort tellement évident à nos yeux qu'il nous faut faire acte de présence pour en devenir et en rester conscients. Être attentifs à ce que nous avons, c'est sans doute aussi être en mesure d'éprouver une réelle empathie envers ceux qui n'ont pas notre chance. A partir de ces perceptions, nous pouvons plus librement décider de nos engagements.




Le ventre vide, le cœur gros et deux euros est le titre d'un reportage diffusé dernièrement par l'émission Les Pieds sur Terre. En préambule, on y donnait quelques informations glaçantes concernant la France : dans ce pays voisin, selon les estimations publiées l'an dernier par le Secours populaire, 21% des habitants ont du mal à prendre leurs trois repas par jour, faute de moyens financiers. Sans compter ceux qui ne peuvent se permettre de manger les cinq fruits et légumes préconisés, ou de payer la cantine de leurs enfants. En outre, en 2017, selon l'INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) 14,2 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté, soit quelque 9 millions de personnes. Extrait de l'introduction par Sonia Kronlund :
C'est une expérience qu'on croyait réservée à la littérature, aux pays qu'on appelait jadis le Tiers Monde, au Biafra, aux épidémies, à la sécheresse, aux camps de concentration, à la Chine, au Goulag, à la guerre, au Moyen Âge.  Et pourtant ça se passe en bas de chez nous, au fameux au coin de la rue. C'est un peu technique à annoncer comme ça, ça peut sembler déplacé en ce moment, mais ça ne change rien  au fait qu'il y a en France une personne sur cinq qui ne mange pas à sa faim. 
  
Quel rapport, me dira-t-on, entre le fait de pouvoir manger et celui d'avoir un lieu où habiter ? La connexion entre les deux est pourtant évidente. La précarité de l'habitat va de pair avec celle de l'estomac.

Parmi les trois témoignages présentés dans l'émission, voici celui d'une jeune femme de 26 ans, en procédure de divorce, mère de trois jeunes enfants, qui vit depuis dix ans en France et dont la carte de séjour n'a pas été renouvelée. Suite à cela, elle a perdu l'emploi qui lui permettait de vivre dignement, d'avoir un logement et de faire manger ses enfants. Elle se retrouve avec eux hébergée provisoirement dans une petite chambre d'hôtel.


J'ai 26 ans. J'ai trois enfants, cinq ans, trois ans et trois mois. J'ai un CAP poissonnerie, j'ai un bac pro. J'avais un bon poste, mais mon patron n'a pas pu me garder parce que mon séjour n'a pas été renouvelé. Ça m'a tout pourri. Alors, je me suis retrouvée dehors, avec mes trois enfants. J'avais rien. J'ai dû appeler mon assistante sociale, qui m'a placée dans cet hôtel, avec mes enfants.
C'est une seule chambre, pour nous quatre. Tout est encombré, ça c'est un truc que je déteste. Et il y a des toilettes et la salle de bain en même temps, et je fais à manger dans la salle de bain.J'ai une petite chaise que je mets la plaque dessus, et je cuisine dessus. Mais des fois, quand je touche la plaque, j'ai des coups de jus. Des fois, quand on prend la douche, le fil de la plaque, il est un peu déchiré. Et puis, voilà, on se débrouille comme on peut.


Avant, quand je travaillais, on mangeait de la viande tous les jours. Comme je travaillais, j'avais mon argent. Maintenant, ça fait longtemps qu'on n'a pas mangé de viande. J'ai pas vraiment les moyens pour acheter que des trucs équilibrés. Alors, comme hier après-midi j'ai fait des pâtes avec de la sauce tomate, comme les enfants ils aiment bien ça. Et le soir, j'ai fait  des frites, avec du pain et de la mayonnaise. Je fais avec les moyens du bord. Si j'ai du pain, je leur donne du pain. Si j'ai que des pâtes, je leur fais que des pâtes.
J'ai 372 euros par mois. J'achète les besoins des enfants. Ça me suffit pas. Il m'est arrivé des fois d'être à sec. Pas un euro sur moi et pas un truc à manger. Je donne aux enfants. Moi, si je mange pas un jour, ça va rien me faire.
Une fois j'ai été dans un supermarché, je leur ai ouvert un paquet de gâteaux . Je leur ai dit: "vous mangez, mais j'ai pas pour payer". Alors on a mangé, on a déposé le paquet et puis on est repartis. C'était la première fois et la dernière fois. J'ai dit : "plus jamais je ferai ça". Moi, j'aime pas. C'est comme si je volais quelque chose et moi, j'ai pas été élevée comme ça. 

"Maman, j'ai faim, maman, j'ai faim". Si je pouvais mourir sur place, là, je le ferais. J'ai bien tenu jusque là, mais là ça reste dur. Moi, franchement j'arrive plus à vivre comme ça. A faire à manger dans les toilettes. J'arrive plus. Le premier truc que je veux, c'est un appartement, une cuisine là où je fais à manger, une vraie salle de bain. Je commence à être fatiguée. J'espère que j'aurai des nouvelles, que j'aurai ma carte, que je peux vivre ma vie comme les gens, que je peux vivre ma vie comme je faisais avant.
Après avoir entendu un témoignage aussi poignant, on se met à regarder autrement autour de soi : d'abord, le lieu où l'on habite, ce refuge qui nous accueille et nous protège. On découvre avec plus d'acuité la valeur de ce que l'on a à travers le manque vécu par d'autres. Et, dans un même mouvement, on peut ouvrir les yeux sur des réalités présentes mais qui ne se voient pas tout de suite, pas vraiment. On fait un pas de plus dans une double conscience : celle de ce que l'on a, celle de ce que d'autres n'ont pas. 


Images : Rues de New-York / fin des années 1930 / Helen Lewitt / exposé dans le cadre des Rencontres d'Arles 2019

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