vendredi 22 mai 2020

SORTIR DE CHEZ SOI : la coquille, entre protection et surprotection



Quel que soit le pays européen dans lequel nous vivons, nous faisons face ces derniers jours au processus de déconfinement, c'est-à-dire que nous sommes progressivement déliés de l'obligation de rester chez nous à des fins de protection.
Ces deux derniers mois, nous avons été confrontés en un laps de temps relativement court à des ruptures importantes, qui ont chamboulé notre quotidien. Nous avons dû composer durant plusieurs semaines avec bon nombre de restrictions et nous devons à présent affronter ce qui peut apparaître comme un véritable deuil : la perte de ce qui a caractérisé notre vie durant le confinement. Certes, on a beaucoup parlé de privations à propos de ce "lockdown" imposé, on a beaucoup évoqué les tensions, les problèmes, mais il y a aussi eu un certain nombre d'avantages que beaucoup ont pu expérimenter.

Si cette démarche de "retour à la normale" s'effectue pour certains avec soulagement, pour certains même dans une évidente jubilation, pour d'autres cependant il arrive qu'elle s'accompagne d'angoisse et de peurs. Un fort sentiment de perte de quelque chose d'essentiel, qu'il leur est difficile de lâcher. Ces personnes conçoivent avec crainte le fait de retourner à leur "vie d'avant". Leur anxiété diffuse s'exprime par divers malaises autant psychiques que physiques (nous ne parlons pas ici de personnes qui souffrent de pathologies spécifiques, ni de personnes à risque).

C'est le quotidien espagnol "El Pais" qui a été le premier à décrire ce phénomène en lui consacrant un article fouillé début mai. Dans l'article, on appelle "syndrome de la cabane" ce malaise qui s'est emparé d'une partie de la population espagnole au moment d'opérer un "retour à la vie normale" (en passant, on est légitimement autorisé à s'interroger sur ce que signifie cette expression, en quoi il peut y avoir un "retour" à ce qui appartient bel et bien au passé et en quoi au juste consiste la "normalité"). 
Les personnes en proie au syndrome de la cabane expriment leurs différentes peurs à l'idée de sortir : peur de contracter le virus, peur de se retrouver perdues face aux nouveaux codes relationnels émergents, peur de retrouver des difficultés qu'elles parvenaient tant bien que mal à maîtriser avant, peur de tout ce que l'avenir peut réserver sur le plan économique ou sanitaire, peur - enfin - de quitter un lieu qu'elles ont expérimenté comme un cocon rassurant. Le retrait de la vie sociale leur a très bien convenu : non seulement elles se sont senties protégées du danger de contamination, mais elles ont aussi réalisé combien la vie sociale comportait d'obligations pour elles. Le confinement les a protégées contre les contrariétés, les tensions et les contraintes du dehors.

Ces personnalités en conflit avec les obligations liées au monde extérieur (que ce soit sur leur lieu de travail ou dans leurs relations interpersonnelles) ressentent une intense réticence à devoir reprendre de nouvelles habitudes sociales. Elles se retrouvent effrayées et fragilisées. Leur malaise s'exprime tant sur le plan psychologique (par des angoisses, du stress, de la perte de confiance en soi, de l'agoraphobie) que sur le plan physique (par des vertiges, des états de faiblesse, ou autres perturbations).


Ce problème - pendant de la crainte d'enfermement qui en a saisi plus d'un au début du confinement - révèle certaines de nos fragilités. Rentrer chez soi peut avoir pour la plupart d'entre nous une fonction de protection, de ressourcement nécessaire pour réussir à affronter les sollicitations et le stress de la vie courante. Mais, dans le cas du "syndrome de la cabane", rentrer chez soi signifie plus particulièrement se retirer en soi, fuir quelque chose, échapper à des peurs et à des contraintes. Dans cette dérobade face à des dangers, réels ou supposés, on se confronte au risque de voir son espace se restreindre inexorablement.

Pour affronter ce type de problème il peut être utile de se poser certaines questions essentielles.
Tout d'abord, à propos de notre logement : Qu'est-ce que nous attendons de notre chez-soi ? Quels sont nos besoins pour nous sentir en équilibre et en santé ?
Ensuite, nous pouvons faire une sorte de bilan : Qu'est-ce que nous avons perdu durant les deux mois qui se sont écoulés ? Qu'est-ce que nous avons dû lâcher ? Qu'avons-nous expérimenté de négatif, qu'est-ce qui nous a coûté en termes d'énergies et de renoncements ? Et aussi : Qu'est-ce que nous avons gagné, quelles expériences positives avons-nous eu l'opportunité de faire ? Qu'avons-nous appris, sur nous, sur notre entourage, sur notre vie en général, sur le fonctionnement de nos sociétés ?


Le recours à la méditation peut nous aider à composer avec le stress inhérent à toutes les transitions  que nous vivons. Méditer en pleine conscience nous permet également de tester le point de bascule entre les aspects où notre habitat revêt un nécessaire rôle de ressourcement et les aspects où il peut devenir un piège, dans lequel nous risquons de nous voir enfermés. Il s'agit d'évaluer la question suivante : Comment faire pour nous ressourcer, reprendre des forces, nous protéger, en rentrant chez nous, sans voir notre espace se réduire comme une peau de chagrin, sans esquiver des problèmes, bref sans risquer de nous "autoconfiner" dans l'évitement ?
Deux exercices suggérés dans ce blog (ici et ici) nous invitent à accorder de l'attention à ce que nous expérimentons quand nous rentrons chez nous. Soyons à l'écoute de toutes nos sensations et émotions lors de ce moment particulier.
L'exercice proposé ICI, concernant ce qui se passe quand nous sortons de chez nous, peut être lui aussi très profitable, en nous rendant attentifs à cette expérience d'éloignement. Il est absolument nécessaire de nous rendre conscients de notre vécu corporel et psychologique quand nous quittons notre maison. Comment nous sentons-nous à l'idée de quitter notre chez-soi ? Observons-nous sur le plan des pensées, des émotions, des sensations corporelles. Comment nous sentons-nous une fois sortis, quand nous nous retrouvons dans la rue, dans un magasin, dans les transports en commun (si nous devons en emprunter)? Moment après moment, que ressentons-nous ? Qu'est-ce qui nous paraît difficile, voire insurmontable et quand cela se déclare-t-il ? Efforçons-nous d'être le plus observateurs et le plus attentifs possible pour parvenir à décrire ce que nous vivons.
Il s'agit donc de recueillir un maximum d'informations sur ces deux types d'expériences, pour être en mesure d'évaluer si nous les effectuons dans un relatif équilibre émotionnel.

En deux mois, nous avons dû faire face à deux types de changements imposés, qui ont impliqué des ruptures importantes dans notre mode de vie. Notre corps et notre esprit ont dû s'y adapter. On aurait tort de minimiser l'impact de ce qu'il faut bien appeler des deuils (puisqu'ils ont impliqué des changements, des pertes et des réadaptations).

A présent, le déconfinement est un changement à vivre et comme tous les changements il présente une part d'acceptation de ce qui n'est plus et une part de défi. Le changement que nous sommes en train de vivre a une particularité : il a une forte composante d'insécurité, à laquelle nous n'étions pas habitués dans nos pays occidentaux privilégiés. Il met rudement à l'épreuve notre capacité d'adaptation. Il sollicite au plus haut point notre aptitude à affronter les menaces et les dangers (réels ou fantasmés). Il n'existe pas de balises, pas d'explications claires qui nous indiquent avec exactitude ce qui va se passer et pendant combien de temps. L'avenir se révèle flou. C'est avec cette composante d'incertitudes, d’ambiguïtés et de contradictions qu'il nous faudra pactiser durant les prochains mois (et peut-être sur une plus longue durée).


On pourrait dire que la vie en général est ainsi, que notre existence est sans cesse soumise à l'impermanence. Mais la pandémie actuelle, répétons-le, comporte un taux d'insécurités particulièrement élevé. Il y a cependant des éléments sur lesquels nous avons prise et il est important d'en être conscients. Face à ce qui se passe, nous ne sommes pas impuissants, nous pouvons agir.

Par exemple, nous pouvons focaliser notre attention sur la réalité extérieure dans laquelle nous sommes amenés à évoluer et obtenir un maximum d'informations. Être particulièrement attentifs à la manière dont nous recueillons les éclaircissements utiles, explorer comment nous renseigner au mieux, auprès de professionnels qualifiés, ou de sites bien documentés afin d'obtenir des éléments fiables sur les dangers encourus et les pratiques les plus adaptées (évitant autant que possible le flux excessif  d'informations, surtout celles qui sont déversées tous azimuts sur divers réseaux sociaux ou sur des sites bas de gamme).
Renseignés au mieux, nous pouvons évaluer quels risques éviter, quels risques refuser et quels risques accepter. Estimer comment les négocier. Prendre conscience de notre marge de manœuvre.

Par rapport aux difficultés qui se présentent à nous, nous pouvons les amadouer petit à petit, en fractionnant par étapes ce qui nous paraît pénible. Partant d'un exemple très simple, que nous pourrons adapter à différents domaines par la suite : si le fait de faire nos courses dans un supermarché nous semble dans un premier temps insurmontable, après avoir recouru dans un premier temps à des livraisons à domicile, nous pouvons aller progressivement faire de courts achats, dans des petits commerces de proximité, à des heures de faible fréquentation, puis nous pouvons élargir progressivement notre rayon d'exploration et l'importance de nos courses.

Pour le reste, le fait d'affronter les défis, d'accepter l'incertitude, de faire face, nous permet de mieux comprendre ce que d'autres habitants de la planète bien moins privilégiés que nous expérimentent depuis longtemps (depuis toujours, sans doute).
Peut-être que toutes ces expériences nous aideront à considérer notre existence autrement, nous mèneront à des prises de conscience, à envisager des alternatives, à souhaiter participer à leur mise en place. Peut-être qu'elles nous permettront aussi de ressentir davantage d'empathie et de solidarité avec des populations défavorisées, ici ou ailleurs sur la planète, qui sait ?


Images : fresques / Villa de Poppée / Opplontis / Torre Annunziata

copyright © daniela dahler 2018