lundi 29 octobre 2018

EXERCICE / MAISON ET CONTEXTE : nulle maison n'est une île




"Il y a quelques mois, j’ai quitté Paris pour m’installer dans un petit village de Picardie. "Petite maison, 95 m2, avec jardin paysagé clos de murs, dans village très recherché, proche A1, proche Roissy."

La journaliste Lea Veinstein a consacré une série de cinq émissions* au village où elle est venue vivre avec sa jeune famille, probablement davantage par nécessité que par choix. Tout au long de ce documentaire sonore, elle présente les caractéristiques sociales de son nouvel habitat.

Au début du premier volet, elle raconte combien elle se sentait intégrée dans le 20ème arrondissement, avec sa culture urbaine, ses commerces, la mixité de sa population. Sans compter la proximité de son réseau familial et amical. Cependant, après la naissance de son fils, son logement s'est révélé trop exigu, alors que le loyer représentait déjà une bonne part des revenus de cette jeune famille (1'400 euros mensuels pour 50 mètres carrés). Les recherches d’un habitat plus grand se sont vite révélées ardues, entre demandes de garanties financières exorbitantes et offres d'appartements sombres ou situés au cinquième sans ascenseur. De plus, l'insécurité régnant dans la capitale ne semblait pas propice à l'éducation d'un enfant. Finalement, ce parcours du combattant s’est achevé par la location de la petite maison à 45 km de Paris décrite en exergue.  "Madame la comtesse", la propriétaire, a vendu le château de ses ancêtres à un mystérieux et invisible "émir" et possède à présent une bonne partie des biens loués sur la commune.




Dans un premier temps, L.V. et son compagnon sont aux anges : pour un loyer correspondant à leurs moyens (soit 1'200 euros), ils disposent d’un logement avec jardin, pourvu d'une buanderie et d'un WC à chaque étage. Le rêve !

Ce rêve, l’enquête de la journaliste vient le pondérer par petites touches, à mesure qu'elle se met à interviewer voisins et habitants des environs. La jeune femme entreprend toutes sortes de démarches pour connaître son nouveau cadre de  vie : elle s'entretient avec le maire, se porte volontaire pour participer au dépouillement des scrutins lors des votations présidentielles (et s'aperçoit à cette occasion que le village vote à l'inverse de son ancien quartier : les scores du Front national et de la France insoumise y font des résultats à l'exact opposé). Elle croise d'autres néo-ruraux dans une centrale de produits fermiers. Elle assiste à une fête organisée par l'institut catholique réputé qui accueille depuis plusieurs générations les rejetons de la bourgeoisie locale. Elle reçoit les confidences d'un requérant d'asile africain catapulté dans cet univers à mille lieues de sa terre natale, ainsi que d'une femme marocaine, exemplaire dans son désir d'intégration. Nous assistons à l'exploration sociologique de ce territoire qui n'est ni la banlieue, ni la campagne, ni vraiment la province : un lieu où les habitants semblent vivre de manière très cloisonnée, entre voisins vigilants et haies de thuyas. Mortefontaine (c'est le nom peu inspirant du village) ne possède pas de café, aucun commerce et ses rues se révèlent le plus souvent désertes.

L.V., à la fin des cinq épisodes, annonce qu'elle et son compagnon ont décidé de rester vivre dans leur petite maison. On sent le couple bien décidé à faire de ce second choix un choix véritable et ils sont prêts à relever tous les points positifs de leur habitat. Peut-être l'investigation journalistique a-t-elle facilité certaines rencontres. Cependant, on ne peut s'empêcher de se demander combien de temps leur expérience va durer.  L.V. dit à un certain moment : "Il est possible de vivre bien à Mortefontaine, à condition de pouvoir en sortir ". 


En sortir, c'est essentiellement partir pour aller travailler (il faut relever que les trois quarts des habitants ont un emploi sur Paris). A propos des transports, la journaliste évoque les trois possibilités qui s'offrent aux pendulaires : voiture, pour les plus nantis; TER, pour la classe moyenne; enfin, le RER, solution la plus lente dévolue aux moins favorisés. Sur le quai de la gare la plus proche, située à sept kilomètres du village, Léa Veinstein échange avec des usagers : certains doivent effectuer deux heures de trajet pour se rendre sur leur lieu de travail, fatigue et retards garantis, qui transforment peu à peu la qualité de vie choisie en galère subie.

Ces reportages mi-curieux mi-médusés ont le mérite de relever l’importance du contexte social dans lequel nous sommes amenés à vivre.



En envisageant de quitter un logement où nous nous sentons frustrés, nous tenons compte tout naturellement dans nos recherches de nos moyens financiers et de nos besoins en matière d'espace. S'ajoutent à ces préoccupations la question des déplacements et des commodités, ainsi que des nuisances sonores ou atmosphériques que nous souhaitons éviter. 

Ce faisant, n'oublions pas l'importance du contexte dans lequel notre futur habitat devrait s'insérer. Nous sommes des êtres sociaux, appelés à vivre en lien avec d'autres gens, chacun selon nos envies, nos disponibilités et nos goûts personnels. Comme des plantes, nous avons besoin d'un terreau favorable pour nous enraciner. Et ce terreau, il convient de le connaître pour pouvoir définir sa juste place dans la liste de nos priorités. Posons-nous pour ce faire un certain nombre de questions :

Avons-nous besoin d'un quartier animé, commerçant ? Les bruits, les expressions de la vie nous rassurent-ils  ou ont-ils plutôt tendance à nous importuner ? Recherchons-nous des contacts, des relations personnelles avec nos voisins, des échanges souriants et réguliers ? Ou alors, avons-nous besoin de respect et d'égards avant toute chose ? Tenons-nous à préserver notre sphère privée, recherchons-nous le calme et la solitude après des journées très chargées? Avons-nous l'intention de nous intégrer, de participer à des activités locales ou bien considérons-nous que l'essentiel de nos intérêts se déroulent ailleurs ? 

N'hésitons pas à nous interroger. Nous avons tout avantage à tenir compte de l'environnement qui nous convient, au même titre que les mètres carrés, la luminosité, ou les facilités de transport. Intégrer cet aspect dans nos paramètres de recherche est indispensable, faute de quoi nous pourrions nous sentir rapidement mal à l'aise, voire malheureux, après le changement tant espéré. 

Quand un logement nous intéresse, nous pouvons nous adonner à un exercice relativement simple. Pour autant que les circonstances s'y prêtent, il s'agit de nous rendre sur place à différents moments de la journée (matin, midi, soir). Prendre le temps à cette occasion de faire le tour du bâtiment et de parcourir les environs immédiats. Marcher lentement et se demander comment on se sent dans cet endroit. Garder nos yeux et nos oreilles grands ouverts. Être attentifs aux ambiances. Observer les éventuels échanges et interactions. Ecouter nos ressentis corporels, nous connecter pleinement à nos sensations. Prêter attention à toutes ces choses qui sont importantes sans qu'elles s'expriment forcément au moyen de chiffres ou de mots. Être présents. Bref, nous mettre en état de pleine conscience.

On pourra rétorquer que "c'est trop difficile, trop long, cela exige trop de temps". Mais d'une part, il n'y a pas besoin de consacrer de longs moments à cette exploration : ce qui va compter, c'est la qualité de notre attention. Et puis, ce genre d'exercice est apte à nous éviter bien des mésaventures : je pense à ce jeune médecin, célibataire, qui s'est décidé à louer un logement après une seule visite, au terme d'une harassante journée de travail. Sur le moment, il avait trouvé exactement ce qu'il cherchait : un deux-pièces assez grand, à loyer raisonnable, avec, juste à côté, une ligne de bus conduisant directement à l'hôpital. Le problème, c'est que l'appartement était situé au premier étage, coincé entre deux immeubles, et pratiquement privé d'ensoleillement. De plus, la plupart des locations du quartier étaient des locaux commerciaux et, le soir, les weekends, l'endroit se révélait désert. Les restaurants des parages fermaient, car ils se destinaient essentiellement à une clientèle d'employés. Pour une personne vivant seule et se consacrant à une profession épuisante, il y avait de quoi déprimer. Au bout d'une année, le jeune locataire a été ravi de quitter cet endroit qui lui donnait régulièrement le cafard.

En cherchant un nouveau logis, il est possible que nous trouvions une solution correspondant exactement à nos besoins. Il est cependant très probable que nous devions opérer une sélection en tenant compte des qualités primordiales à nos yeux (et validées par nos ressentis). 
Il n'est pas impossible également que nous soyons amenés à revenir sur notre frustration initiale, à la réévaluer, et que, tout bien considéré, si nous lui reconnaissons des atouts essentiels, nous préférions continuer de vivre dans notre logement actuel, en  le réaménageant, en lui apportant peut-être quelques utiles modifications



Dans tous les cas, en prenant pleine conscience de tous nos besoins (ceux qui sont rationnels et ceux qui ne le sont pas, mais qui ne comptent pas moins), nous pourrons envisager la décision à prendre avec plus de confiance. Nous pourrons ainsi compter sur toutes les ressources de notre formidable créativité pour trouver l'option qui nous sera le plus favorable.

* Mortefontaine / Les pieds sur terre / France Culture / 25-28.12.2017
(à podcaster jusqu'à la fin de l'année )


Images : Petits objets en céramique / Sarcophage d'Agha Triade (détail) / Ornement funéraire / Sculpture d'athlète sautant sur un taureau
Musée archéologique d'Héraklion / Crète



lundi 15 octobre 2018

EXERCICE / MEUBLES et OBJETS : interroger le sens



Celui qui sait qu’assez est assez aura toujours assez.
Lao Tseu




Jour de marché. Une femme souriante s’approche de moi et me tend un sac turquoise dont j’apprendrai plus tard qu’il affiche un slogan en faveur de personnes handicapées. Devant mon refus, elle s’insurge : c’est gratuit ! C’est gratuit, insiste-t-elle. Je lui montre mon panier, grâce auquel mes achats n’ont pas besoin d’être ensachés, et je dis non. Gratuit ou pas, sympathique ou pas, c’est non. Non merci. Non aux échantillons, non aux stylos ou crayons publicitaires, et non à ce sac en polypropylène. Non, mon panier me suffit. Je n’ai aucun besoin supplémentaire. Mon refus laisse la dame interloquée. J’en suis désolée, mais c'est ainsi.

Cet incident banal m'amène à réfléchir sur toutes les choses qui passent entre nos mains. Possédons-nous les choses ou sommes-nous possédés par elles ? Dans nos sociétés toujours plus vouées à la consommation, la question se pose impérativement. 


Nous vivons dans une société d’abondance qui inocule le virus du manque. Plus nous possédons et plus nous craignons de manquer.



Poussés à acheter, nous achetons beaucoup. Incités à suivre des modes, nous nous laissons embarquer presque malgré nous dans la course folle des achats et le remplacement de choses nullement usées, nullement inutiles, nullement cassées. A la question des acquisitions, s’ajoute celle des héritages et des divers cadeaux que nous pouvons être amenés à recevoir. Une fois qu’ils nous ont été donnés, nous avons tendance à oublier que les biens reçus appartiennent à leur destinataire et que, par conséquent, nous sommes libres d’en faire ce que nous jugeons bon. Souvent, nous perdons de vue ce détail fondamental et, en conséquence, nous gardons.

Nous gardons "Pour Le Cas Où" et nous accumulons. Nombre de garages, de caves, d’entrepôts sont bourrés de ces objets "P.L.C.O". On peut alors se demander si les propriétaires de toutes ces choses engrangées savent encore qu’ils les possèdent ? Ce sont souvent des personnes qui s’arrachent les cheveux quand elles doivent déménager et ne savent plus alors où donner de la tête et des bras (et, par la même occasion, où donner tout court).

Confrontés à tout ce qui passe entre nos mains, nous pouvons recycler ou faire des dons (à des œuvres caritatives, à notre entourage). Nous pouvons tenter de revendre (on assiste sur le net à une multiplication des sites de revente). Nous pouvons entasser, cumuler les objets dans notre logement. Il semblerait même que, dépassés, nous soyons de plus en plus nombreux à louer des conteneurs ou des espaces de stockage extérieurs (ce qui signifie : encore un loyer, encore des choses supplémentaires à gérer). 

Dure problématique réservée aux pays riches et qui nous concerne tous – ou du moins qui concerne une majorité d’entre nous. 




Je me souviens d'une collègue avec qui je parlais un jour « maisons », et qui évoquait un sérieux problème de possessions. Ce problème la tourmentait jusqu'à l'obsession. Après leur décès, elle avait hérité des meubles anciens de ses parents, puis d’une tante célibataire, tous collectionneurs de belles pièces, dont ils avaient chacun rempli leur demeure au fil du temps. Ma collègue envisageait également avec appréhension et dans un délai relativement proche, l’héritage de ses beaux-parents, très âgés et très atteints dans leur santé. Elle se disait désemparée. Sa maison débordait de meubles extraordinaires, de vaisselle précieuse, qui lui compliquaient atrocement la vie. A l'entendre, elle ne pouvait s’imaginer les vendre, ni les donner, par attachement et par loyauté. Dès lors, ils encombraient ses corridors, son salon, sa cave. Ses enfants n’en voulaient pas – ou plus - car ils aspiraient à se meubler de manière plus légère et contemporaine. Tout cela lui causait de nombreux tracas : aux problèmes de stockage s'ajoutaient des problèmes de nettoyage et d’entretien. 

De quoi nous chargeons-nous, quand nous nous laissons charger de possessions ?
Combien cela nous coûte-t-il de garder ? Acceptons-nous le prix à payer ?


Encombrement, encombrement quand tu nous tiens... Depuis quelques années, le thème du désencombrement est devenu très tendance. Il va de pair avec une autre éthique de consommation et une chasse au gaspillage. On recherche l'allègement, on souhaite définir ses priorités.

Ainsi, les journaux publient régulièrement des articles sur le sujet. Dans les librairies, on trouve des livres à foison sur les différentes manières d'élaguerqui prodiguent tous de nombreux conseils, qui fournissent des règles et des marches à suivre. Cependant, notre relation aux objets est délicate, bien plus sensible qu'il n'y paraît. Elle revêt de multiples aspects qui vont bien au-delà du matérialisme. Il vaut la peine d'opérer un retour sur soi et sur ses convictions intimes, d'explorer notre rapport à nos avoirs avant de décider quoi que ce soit.

Ici, le recours à la pleine conscience peut nous fournir une aide très précieuse. C'est en nous recentrant, au moyen de la respiration et d'une présence attentive au corps, en nous connectant à nos sensations, à nos ressentis et à nos émotions, que nous pouvons accéder à nos besoins réels. Nous pouvons entrer en contact avec ce qui nous convient, avec ce qui nous est nécessaire. Nous nous libérons des conseils prêt-à-porter et nous sommes en mesure d'effectuer des choix dans une belle indépendance.

Travailler avec un tableau en pleine conscience nous permet de clarifier nos pensées, et, par-delà, d'élaborer des décisions personnalisées. J'avais déjà proposé ce genre d'exercice (ICI). En remplissant notre tableau, nous nous permettons de prendre conscience de tout ce qui nous lie à l'objet sélectionné, en terme de loyautés, de devoirs et de contraintes. L'exercice nous permet de considérer tout cela, en revisitant nos émotions, nos souvenirs, nos ressentis au présent.




A titre d'exemple, voici comment j'ai été amenée à prendre une décision concernant un petit meuble dont la présence chez moi me laissait perplexe. C'était un objet auquel j'étais très attachée, mais que je n'utilisais pas. Il me semblait que je ne pouvais ni le vendre, ni le donner, ni m'en défaire.  Aussi ai-je longtemps hésité à son sujet.

Certes, il y aurait eu dans ma maison des espaces vides où j'aurais pu le caser, mais justement, le vide, pour moi, est essentiel. Je lui reconnais une fonction vitale dans mon habitat. Le vide (c'est-à-dire l’espace entre les choses) me permet de respirer quand je suis chez moi. Il n'est pas destiné à accueillir tout ce dont je ne sais que faire.

Le tableau ci-dessous, rempli dans un moment de réflexion, de calme et de recentrage, m'a permis de clarifier les choses. Une fois la décision prise, je me suis sentie plus légère.



Objet


Console directoire en merisier



Description de l’objet et de sa fonction


Petit meuble élégant. Pouvant servir de vide-poche dans une entrée ou de petit bureau. N'a pas de fonction actuellement.

Histoire


A été acheté avec mon premier salaire, aux Puces de Plainpalais en 1979. Payé frs 280.- (une fortune à l’époque)


Émotions


Tendresse (je lui suis très attachée, car c’était mon premier achat de mobilier. Je me souviens de ma fierté. Il m’a suivie dans tous mes logements, il est chargé de souvenirs)


Ressenti corporel


Mon corps ne donne pas de signaux particuliers. Je n’éprouve nulle envie de le toucher, je ne le regarde pas spontanément et volontiers, contrairement à d’autres objets utiles ou aimés. La console est placée dans un lieu de passage où je dois procéder à un geste d'esquive pour le contourner.


Pensées


Le meuble est joli, mais il ne m’est d’aucune utilité. Il appartient au passé. Je n’en ai pas besoin au présent. Réfléchir encore et encore à une éventuelle utilisation commence à me lasser.



Décision


Ce meuble n’a plus sa place chez moi. Je me sens prête à m’en détacher. Je vais le photographier (prendre 2 ou 3 clichés) pour en garder le souvenir. Je serais prête à l’offrir, à quelqu’un que je connais et que j’aime bien. Justement, un ami emménage et doit s’équiper. Je vais le lui proposer.


Au terme de ce type d'exercice, quelle que soit la décision que l'on prend, on se sent allégé, parce que l'on devient conscient de ce qui est, qu'on est en mesure d'opérer des choix et qu'on est prêt à en assumer les conséquences.

En examinant tous ces meubles et objets qui nous entourent, de manière pleinement consciente, on en arrive peut-être à se dire que la chose essentielle, à tenir entre nos mains, c'est notre vie. Dès lors, nous pouvons refuser de l'encombrer de choses encombrantes et ne garder que ce qui fait sens pour nous. Ne garder que ce qui fait sens pour nous. Ici. Maintenant.

Comme des pensées et des ruminations en boucle, qu’il est plus sage de laisser partir, le goût de la possession, certains attachements et la peur du manque pourraient souvent s’évaporer pour notre plus grand avantage...




Images : Portrait d’un jeune prince (détail) / Joos van Cleve / Coll. Phoebus / Anvers
Portrait d’un orfèvre (détail) / Gérard David / KHM / Wien
Pala San Cassiano (détail) / Antonello da Messina / KHM / Wien
Portrait d'un homme effectuant des comptes (détail) / Barthel Beham / KHM / Wien
Sculpture d’Opi, déesse de l’abondance / Arsenal / Venise

lundi 1 octobre 2018

EXPÉRIENCE : une maison, une semaine




Dernièrement, je me suis installée dans une petite maison le temps d’une semaine. C’était une belle construction, simple, communément appelée « bungalow», située aux portes du désert, près d’une grande ville d'Afrique du Nord.

Arrivant dans un nouvel endroit, j'ai toujours besoin de prendre mes repères. Très vite, je suis donc allée parcourir le jardin au fond duquel la maison se lovait. J'ai sillonné le terrain alentour. J'ai visité à petits pas son espace intérieur. D’emblée, je m’y suis sentie bien. 

Le matin, il faisait bon admirer le paysage depuis son toit en terrasse. Par temps clair se dessinait au loin la chaîne de l'Atlas : des courbes douces, se perdant dans l'azur, se dissolvant en camaïeux bleutés.



De là-haut, j'aimais regarder le soleil se lever et se coucher. J'aimais observer les ciels mouvants qui m'émouvaient énormément.



J'aimais aussi les pas qui me reconduisaient vers la maison plusieurs fois dans la journée. Ils émettaient de petits craquements feutrés sur le gravier. De petits sons parfaits qui me ravissaient.

Il régnait également dans ce lieu un silence qui n'en était pas vraiment un. Dans ce silence, il y avait les sonorités et les harmonies de la vie qui se déroulait dans les parages : les cris des enfants partant vers leur école, le bêlement des troupeaux, le braiment de deux ânes, le crissement d'une charrette cahotant sur le chemin qui menait au village voisin. 


Un édifice se construisait dans les environs: je constatais que, durant la journée, le chantier 
répandait des rythmes et des percussions, diffusait comme un tam-tam rassurant. Ce n'étaient pas des bruits agressifs, pas de moteurs, ni de marteaux-piqueurs, ni de vrombissements. C'étaient les résonances d'un travail effectué selon les usages anciens, transmis depuis des générations.

Cinq fois par jour, arrivaient en différé deux appels à la prière, un du Sud, l’autre de l’Ouest. Ils arrivaient comme un souffle puissant et, à travers ces voix rappelant combien Allah est grand, c’était la vie qui se rappelait à moi et me tirait de ma torpeur, ou de mon activité du moment. Cinq fois par jour, j’expérimentais l’intense solennité de cette invocation vers quelque chose de plus grand. 




Dans ce coin béni, on entendait les palmiers et les bougainvilliers chanter avec le chergui. Dans ce coin béni, les oiseaux s'en allaient caresser le ciel en esquissant des volutes dorées, puis déversaient leurs trilles et leurs notes aquatiques sur les massifs fleuris.

Dès que le soleil tapait trop fort, la petite terrasse du rez offrait son ombre bienfaisante, une table, une chaise où il faisait bon se mettre à écrire et à dessiner. Quand le soleil tournait et se préparait à achever en splendeur sa journée, je rentrais pour trouver refuge entre les murs. 

L'intérieur était vaste.Il était agréable de circuler dans cet espace bien conçu, répondant judicieusement à ses différentes fonctions : repos, sommeil, hygiène, rangementIl y avait de la place pour un grand lit, pour une penderie ouverte, pour une large douche et un grand lavabo façonnés selon les savoir-faire traditionnels. Au fond : un WC séparé. J'aimais entretenir ces locaux, les garder propres, laver mon linge, procéder à mes ablutions. J'appréciais la sobriété du lieu. Je savais gré à la maison de me procurer l'eau dont j'avais besoin et je veillais à l'utiliser avec modération.

A travers les fenêtres disposées de part en part, la brise s'engouffrait et faisait danser les rideaux sur leurs tringles. Ils émettaient alors un doux murmure, comme une plainte langoureuse. J'avais surnommé ce son : le lamento des rideaux.

J'ajoutais aux parois deux ou trois dessins que j'avais ébauchés durant mes heures libres. C'était suffisant. Je n'avais pas besoin d'autres décorations. La propriété comportait des chambres bien plus grandes, plus sophistiquées et plus élégamment aménagées. Mais elles ne me faisaient pas envie. Le bungalow venait me confirmer que quand j'estime avoir assez, assez de confort, assez d'eau, assez de calme, je n'ai pas le désir d'obtenir davantage. L'envie, la jalousie, me disais-je, sont le fait de gens insatisfaits (il m'arrive bien sûr comme à tout un chacun de ressentir de l'insatisfaction, mais je me sentais comblée avec cette petite construction).




La petite maison n'était pas parfaite. Oh non : un élevage de poulets jouxtait la propriété, juste de l'autre côté du mur d'enceinte, et deux fois par jour, tandis qu'on ventilait ces pauvres bêtes, et selon l'orientation du vent, une forte odeur, de fiente et d'aliments pour animaux, envahissait l'habitacle. Cela virait par moments à la puanteur. Il s'agissait alors de fermer toutes les fenêtres. Parmi les hôtes du domaine, certains se plaignaient. Dans un premier temps, je me suis sentie incommodée, puis j'ai aussi prêté attention à mes pensées. Elles me disaient que, de l'autre côté, des gens travaillaient, gagnaient leur vie avec cet élevage, permettaient à la population locale de se nourrir. Ces pensées, qui considéraient la situation de manière plus vaste, m'ont aidée à accepter cette nuisance comme un état de fait. J'ai continué d'aimer la maison, telle qu'elle était, là où elle se trouvait. D'autres auraient sans doute demandé à déménager. Moi, j'aérais quand le moment s'y prêtait et je refermais dès que cela se justifiait.

Quant au mur en pisé qui encerclait ce petit paradis, il était surmonté de fil de fer barbelé, en partie caché par les arbustes et les fleurs. Sa vue provoquait chez moi un sentiment de sécurité et de malaise tout à la fois. Il disait les privilèges à défendre. Il évoquait le besoin de protection face au dénuement de la population qui vivait de l'autre côté, dans cette terre pauvre, longtemps colonisée, et qui peut-être continuait à l'être encore aujourd'hui par le biais de cette manne - ou de cette calamité - qu'on appelle le tourisme.

Enfin, au bout de cinq ou de six nuits, j'ai réalisé que des insectes mal identifiés partageaient ma chambre et appréciaient énormément mon sang. Je me suis retrouvée en proie à des rougeurs et à des démangeaisons. A la fin de la semaine, j'ai dénombré une soixantaine de petites piqûres. Cette agression contre mon corps était un stress auquel je parvenais difficilement à faire face. Les antihistaminiques dénichés ont certes eu un peu d'effet, mais je commençais à me sentir mal. Mon épiderme irrité me rendait irritable. La nuit, je me concentrais sur ma respiration, mais je peinais à trouver le sommeil. J'ai réalisé combien ma peau était un organe sensible et j'ai vu arriver avec soulagement la fin du séjour. 

Le dernier matin, j'ai fait le tour de la maison et je l'ai remerciée. Je l'ai remerciée pour son hospitalité, pour l'ombre, pour son élégance tranquille, pour ses invites à la lenteur. Je l'ai remerciée pour tout ce qu'elle m'avait apporté. Mais j'ai réalisé que ce n'était pas un lieu où je pouvais résider dans la durée : la cohabitation avec les insectes voraces ne me convenait pas. J'aime donner spontanément mon sang, je n'apprécie pas que l'on se serve à mes dépens. J'ai besoin de me sentir bien dans ma peau (au sens propre et au sens figuré). Je crois aussi que les disparités entre les niveaux de vie des autochtones à l'extérieur et ceux des visiteurs auraient fini par me laisser très mal à l'aise. 

Ce fut une riche expérience d'habitat. Elle m'a appris bien des choses, sur l'esprit de certains lieux, sur les chansons que fredonne la végétation, sur mes capacités d'endurance et sur mes limites, sur ce que je peux accepter et ce que je ne peux pas. 




Images : aux portes du désert d'Agafay / sud de Marrakech
Escalier / Palais El Badi / Marrakech / D. Dahler 

copyright © daniela dahler 2018