vendredi 23 octobre 2020

EXPERIENCES : Travailler chez soi


La question de travailler chez soi est un sujet qui a émergé en même temps que les outils informatiques, mais il n'a commencé à vraiment s'imposer que ces derniers mois, avec le confinement, quand les mesures prises pour endiguer la pandémie ont invité une bonne part des personnes concernées à faire ce qu'on appelle du "télétravail".
Au début, pris de court, il s'est agi d'improviser (d'autant plus que les parents se sont retrouvés avec des garderies et des écoles fermées). Et s'il était sympathique en réunion à distance d'apercevoir un doudou s'agiter devant l'écran ou d'entendre un chat miauler, face à l'exigence accrue de travailler à domicile, on réalise qu'il va falloir passer à une autre étape. Travailler à la maison, pour ceux qui le peuvent et le doivent, ne doit plus relever de l'improvisation, mais d'une véritable réflexion suivie de prise de dispositions si l'on veut tenir dans la durée (ce qui semble actuellement se dessiner). 

Il devrait aller de soi que les enfants dont les parents sont amenés à travailler chez eux soient pris en charge à l'extérieur comme c'était le cas "avant". Ne nous laissons pas influencer par ces photographies parues dans la presse, des images d'Epinal trompeuses : le père allongé sur le divan, pieds sur la table basse, lap top sur ses cuisses, les enfants autour de lui en train de jouer ou de faire leurs devoirs, la mère entre téléphone et casseroles dans la cuisine (ouverte, naturellement). Ne nous laissons pas avoir par des formules toutes faites, du genre "J'ai appris à jongler." Travailler dans ces conditions, à moins d'avoir des capacités exceptionnelles d'équilibrisme, ne sert qu'à augmenter le stress, le sentiment d'incapacité et la fatigue chez toute personne normalement constituée, si elle s'aventurait malcontreusement à tenter de s'y conformer. On risque fort de s'épuiser, sans véritablement se rendre compte de la déperdition d'énergie générée par toutes ces limites non définies.


Travailler à la maison ne touche qu'une partie des professions, dans le secteur tertiaire. Pour les salariés concernés, cela induit toute une série de dispositions à convenir avec leur employeur (cahier des charges, matériel mis à disposition, horaires à respecter, contacts téléphoniques et téléconférences, transmission d'informations). S'ajoute à cela la question du télétravail contrôlé à distance, un sujet controversé et encore mal réglé. Même les enseignants, que leur profession porte à travailler en partie à la maison et qui ont donc une certaine expérience de la question, doivent se mettre à composer avec la réalité d'une autre manière, car de nombreuses donnes ont changé. 

En parallèle, travailler à la maison implique toute une série de mises au point que chacun doit entreprendre pour lui-même, car chacun vit non seulement dans un habitat différent, avec des espaces à disposition variables, mais aussi avec des conditions de vie et de cohabitation diverses. Cela exige une bonne connaissance de "son terrain", afin d'analyser judicieusement la marge de manœuvre dont on dispose. Cet examen détaillé sera une base utile, non seulement pour mettre en place ses conditions d'activité, mais aussi pour pouvoir négocier avec son employeur au besoin. 

Répétons-le : Travailler à la maison n'est pas quelque chose qui s'improvise. Cela implique passablement de difficultés et, plus nous en serons conscients, plus il sera possible de mettre au point les conditions qui nous conviennent le mieux. C'est un sujet qui demande analyse, réflexion et créativité pour pouvoir s'adonner à ses tâches de la manière la plus harmonieuse et le plus fructueuse possible, pour pouvoir ménager de manière équilibrée les intérêts des acteurs concernés, employeurs et employés. C'est pourquoi, il vaut la peine de prendre le temps d'y réfléchir, en tenant compte de toute une série de facteurs. 

Parmi ceux-ci, nous allons nous pencher aujourd'hui sur quatre points importants: l'espace; l'ergonomie; les contrats; les "rituels".



ESPACE : L'idéal, naturellement, serait de pouvoir disposer d'un bureau à soi, une pièce délimitée par des murs et une porte qui puisse indiquer clairement, à soi-même comme aux autres, l'endroit où l'on est censé travailler. Tout le monde n'a pas cet avantage : il faudra donc explorer et chercher dans notre habitat le lieu le mieux adapté pour nous accueillir pendant que nous travaillons en tant que salariés. Ce lieu n'a pas besoin d'être grand (1 à 2 m2 peuvent suffire en général). Mais il doit être conçu de telle manière que lorsque l'on s'y trouve, on ait conscience d'être hors de la sphère privée. En cherchant le lieu le mieux adapté chez soi, on veillera à éviter les espaces ouverts sur de grandes fenêtres, les lieux de passage, tout ce qui concourt à distraire (et ajoutons que ce n'est pas parce qu'un espace a été dévolu au rôle de "bureau" auparavant qu'il sera forcément le plus indiqué pour y œuvrer plusieurs heures par jour ou par semaine. Parfois une table, dans une cuisine pouvant être fermée, est plus indiquée qu'un superbe bureau design, installé dans un angle du salon, ouvert à toute la maisonnée). 
A ce stade, les exercices proposés dans ce blog visant à mieux connaître notre habitat et notre relation avec lui pourront s'avérer très utiles. Ils nous serviront à définir nos besoins, ainsi qu'à identifier le "coin" qui nous conviendra le mieux. Pour ce faire, prenons tout notre temps. N'hésitons pas à faire le tour de notre chez soi, en silence. N'hésitons pas à nous poser, à nous asseoir, à interroger nos ressentis et nos sensations corporelles dans le ou les différents endroits de la maison que nous allons tester. Ce moment d'écoute vis-à-vis de nos perceptions pourra nous apporter des informations primordiales.
Une fois le lieu choisi, il s'agira de l'aménager avec des objets symboliques de délimitation. Ce recours au symbolique pour définir les contours de notre espace de travail est essentiel. Nous pouvons utiliser une chaise, un paravent, une plante disposée sur un support à roulettes, tout élément qui nous indique (et indique à d'autres par la même occasion) que nous avons créé un nouveau "territoire" avec une attribution bien définie.
N'oublions pas que la notion de "territoire" n'est pas que spatiale. Elle comporte aussi un volet phonique. Faire respecter notre condition de travailleur, c'est également faire respecter une qualité de silence (respectivement une qualité limitée de bruit) là où se déroule notre activité.

ERGONOMIE ET MATERIEL : Disposer d'un bureau et d'une chaise ergonomiquement adaptée est une nécessité. En outre, l'idéal serait de disposer d'un ordinateur et d'un téléphone mobile distincts de ceux que nous utilisons dans la vie privée. Les employeurs seraient bien inspirés de voir comment assurer ce point et mettre à disposition de leurs collaborateurs des outils adaptés. Ils auraient tout à y gagner, car ici encore les occasions de confusion des rôles et de distraction peuvent être source de stress et de pertes d'énergies. Si cet aspect ne peut être réglé, il faudra se montrer très attentif à toutes les distractions, broyeuses de temps, qui proviennent du double emploi de notre lap top et de notre smartphone personnels. Attention aux risques liés aux notifications de mails et aux appels privés durant notre travail. (Dans ce cas, si l'on ne peut attribuer de sonnerie particulière aux appels professionnels, il s'agirait d'en attribuer une à nos principaux numéros d'appel privés).
En bref : nous devrons rester attentifs à tous les facteurs susceptibles de nous indiquer quand nous "changeons de casquette" à l'intérieur de notre logement. 

CONTRAT : Avec le travail à domicile, les règles ne sont plus données uniquement de l'extérieur. Le cadre de travail appartient à celui qui le fixe. Si un contrat de collaboration clair avec son employeur a tout avantage à être élaboré, il existe deux autres contrats importants à mettre au point : celui que l'on passe avec soi-même et celui qui concerne les personnes partageant notre logement (y compris du reste les animaux de compagnie). 
Nous savons tous qu'il peut être très facile de se laisser distraire par un appel privé, par la tentation de descendre la poubelle ou d'aller relever le courrier quand cela nous vient à l'esprit, en résumé : toutes les sollicitations du quotidien qui se vivent couramment dans notre maison. De même, il peut être tentant pour notre entourage, de venir nous interpeler au sujet d'une question "qui ne peut pas attendre". Bref, les contrats servent à poser des balises. Ils sont les garants de notre capacité à nous centrer sur notre travail salarié à heures et lieux fixes. Une fois intégrés et communiqués aux autres membres de notre maisonnée, ils devraient nous assurer que nous aurons à subir un minimum d'interférences.

"RITUELS"Il est important aussi que chacun réponde à ces questions : "Comment mes moments de travail vont-ils commencer ? Par quels rituels ? Le geste d'ouvrir mon lap top ? Le fait de fermer une porte ? L'aménagement de la place de travail ? Comment vais-je me signifier et signifier aux autres (non concernés par mon travail salarié) que je ne suis plus disponible ?"
Et aussi : "Comment et quand vais-je prendre les temps de pause nécessaires ? "
De même : "Comment mon travail va-t-il prendre fin ? " Fermer le lap top utilisé peut être un petit geste symbolique très fort (comme quand nous l'avions ouvert au début de notre séquence). Il faudra également ranger le matériel utilisé pendant nos heures consacrées au "boulot". Une astuce peu chère, mais relativement efficace consiste à se procurer une boîte suffisamment grande, dans laquelle on glissera les stylos, les blocs de papier, les classeurs utilisés. Cette boîte symbolique accueillera tout le matériel utilisé. Une fois cette boîte fermée et remisée, elle sera un autre signal fort indiquant la fin de la journée professionnelle (par la suite, pour notre liste de courses, par exemple, on utilisera un autre crayon, un autre papier. Ces détails peuvent paraître anodins, mais tout ce qui peut concourir à démarquer les zones spatiales, matérielles et temporelles sera précieux)

Enfin, comment signifier (inverse de ce qui a été fait en début de journée) au monde professionnel que "je n'y suis plus" et que les communications – à moins d'urgence absolue, dont on sait qu'elle est une notion toute relative - aboutirons à la messagerie jusqu'au lendemain ? Là aussi, l'usage de la technologie devrait venir appuyer les séparations et les distinctions dans nos rôles et nos fonctions. Plus celles-ci seront délimitées et plus nous nous sentirons à l'aise. Même sur le plan vestimentaire, changer de tenue peut être une manière de se signifier qu'on est passé à un autre domaine de notre vie.

Ajoutons que la "zone tampon" que représentaient nos temps de transport doit être remplacée. Là aussi, des rituels doivent être aménagés, car si le télétravail nous soulage des temps de déplacement, ceux-ci pouvaient créer une zone de transition, physique et aussi mentale, qui mettait nos soucis professionnels à distance. A la fin de notre période de travail à la maison, nous pouvons choisir d'aller faire le tour du quartier. Ou bien ouvrir une fenêtre et faire du yoga, ou simplement nous accorder un moment de respiration profonde pour nous recentrer.


Comme on peut le constater, l'aménagement d'une place de travail salarié à domicile ouvre la porte à toute une série de questionnements et de problèmes à résoudre. Ils font appel à notre intelligence et ils constituent un défi pour notre capacité à inventer des solutions. Y être attentifs nous permet de faire un pas de côté. Et faire un pas de côté nous permet d'être plus conscients de ce que nous faisons quand nous le faisons. 
Il s'agit de prendre conscience de nos sensations, de nos malaises, de nos soulagements quand ils émergent. Il s'agit aussi de prendre conscience de nos besoins une fois le travail terminé: ressentons-nous la nécessité de sortir pour changer d'air, et nous changer les idées ? Veillons-nous suffisamment à ne pas nous laisser enfermer dans notre intérieur ? Réussissons-nous à nous réserver des plages pour les contacts, les relations sociales ? Sommes-nous en mesure de nous organiser pour aller faire des courses, appeler un ami, sortir faire du sport, etc. ?

Par ailleurs, il n'y a pas que la charge effective de travail à gérer. Bien des gens éprouvent des difficultés accrues à composer avec les aspects psychologiques de leur vie professionnelle, quand celle-ci a pénétré chez eux. Gérer un échange tendu à l'extérieur de sa maison ou le gérer par téléphone chez soi, ce n'est pas la même chose. On n'a pas les mêmes moyens de prendre de la distance. Plus notre activité professionnelle est sujette à des tensions, plus ces points risquent de devenir épineux. Quand les tensions liées au monde professionnel se manifestent, on peut avoir le sentiment d'une invasion, d'un envahissement de la sphère privée qui les rend plus aigües et pénibles à vivre. 

Précisons que plus une personne effectue un travail motivant, avec des relations apaisées à ses collègues et ses supérieurs, plus elle pourra faire cohabiter ces deux mondes avec une certaine facilité et moins elle ressentira le besoin de cloisonner. 

De même, plus on se sentait mal chez soi, "avant", plus le fait de devoir y travailler va renforcer l'impression d'enfermement. 

Il est donc très important de se rendre conscient de tous ces éléments. De manière générale, le recours à la pleine conscience pourra être extrêmement utile afin d'identifier nos malaises et nos tensions, les cerner, les exprimer et, au-delà, dans la mesure du possible, trouver les moyens d'opérer des rectifications pour notre bien-être et notre sécurité. 


Enfin, le travail chez soi n'offre pas qu'une déclinaison de difficultés. Il n'y a pas que des aspects difficiles ou compliqués dans le travail à domicile. On pourra découvrir avec plaisir les aspects positifs d'œuvrer entre ses propres murs : une marge de manœuvre accrue, un gain de temps plus ou moins grand, les économies en matière de transports et de repas, le retrait par rapport à toutes sortes de tensions, un sentiment plus grand de responsabilité, le confort d'évoluer dans un espace bienveillant et aussi peut-être une manière de découvrir sous un autre jour l'endroit où nous vivons. 

Il y aurait encore bien des choses à clarifier sur le télétravail. Par exemple comment concilier la présence de deux activités professionnelles dans le même logement ou comment garder une vie sociale satisfaisante quand on est amené à travailler chez soi. De quoi réfléchir durant les prochaines semaines...


Images / Piet Mondrian / Gemeentenmuseum / La Haye :
Composition avec large surface rouge / Composition avec lignes et couleur III / Composition avec rouge, bleu, noir, jaune et gris / Composition avec large surface rouge, jaune, noir, gris et bleu.
           /  Piet Mondrian / Stedelijkmuseum / Amsterdam : 
 Composition avec rouge, jaune et bleu /


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