lundi 15 octobre 2018

EXERCICE / MEUBLES et OBJETS : interroger le sens



Celui qui sait qu’assez est assez aura toujours assez.
Lao Tseu




Jour de marché. Une femme souriante s’approche de moi et me tend un sac turquoise dont j’apprendrai plus tard qu’il affiche un slogan en faveur de personnes handicapées. Devant mon refus, elle s’insurge : c’est gratuit ! C’est gratuit, insiste-t-elle. Je lui montre mon panier, grâce auquel mes achats n’ont pas besoin d’être ensachés, et je dis non. Gratuit ou pas, sympathique ou pas, c’est non. Non merci. Non aux échantillons, non aux stylos ou crayons publicitaires, et non à ce sac en polypropylène. Non, mon panier me suffit. Je n’ai aucun besoin supplémentaire. Mon refus laisse la dame interloquée. J’en suis désolée, mais c'est ainsi.

Cet incident banal m'amène à réfléchir sur toutes les choses qui passent entre nos mains. Possédons-nous les choses ou sommes-nous possédés par elles ? Dans nos sociétés toujours plus vouées à la consommation, la question se pose impérativement. 


Nous vivons dans une société d’abondance qui inocule le virus du manque. Plus nous possédons et plus nous craignons de manquer.



Poussés à acheter, nous achetons beaucoup. Incités à suivre des modes, nous nous laissons embarquer presque malgré nous dans la course folle des achats et le remplacement de choses nullement usées, nullement inutiles, nullement cassées. A la question des acquisitions, s’ajoute celle des héritages et des divers cadeaux que nous pouvons être amenés à recevoir. Une fois qu’ils nous ont été donnés, nous avons tendance à oublier que les biens reçus appartiennent à leur destinataire et que, par conséquent, nous sommes libres d’en faire ce que nous jugeons bon. Souvent, nous perdons de vue ce détail fondamental et, en conséquence, nous gardons.

Nous gardons "Pour Le Cas Où" et nous accumulons. Nombre de garages, de caves, d’entrepôts sont bourrés de ces objets "P.L.C.O". On peut alors se demander si les propriétaires de toutes ces choses engrangées savent encore qu’ils les possèdent ? Ce sont souvent des personnes qui s’arrachent les cheveux quand elles doivent déménager et ne savent plus alors où donner de la tête et des bras (et, par la même occasion, où donner tout court).

Confrontés à tout ce qui passe entre nos mains, nous pouvons recycler ou faire des dons (à des œuvres caritatives, à notre entourage). Nous pouvons tenter de revendre (on assiste sur le net à une multiplication des sites de revente). Nous pouvons entasser, cumuler les objets dans notre logement. Il semblerait même que, dépassés, nous soyons de plus en plus nombreux à louer des conteneurs ou des espaces de stockage extérieurs (ce qui signifie : encore un loyer, encore des choses supplémentaires à gérer). 

Dure problématique réservée aux pays riches et qui nous concerne tous – ou du moins qui concerne une majorité d’entre nous. 




Je me souviens d'une collègue avec qui je parlais un jour « maisons », et qui évoquait un sérieux problème de possessions. Ce problème la tourmentait jusqu'à l'obsession. Après leur décès, elle avait hérité des meubles anciens de ses parents, puis d’une tante célibataire, tous collectionneurs de belles pièces, dont ils avaient chacun rempli leur demeure au fil du temps. Ma collègue envisageait également avec appréhension et dans un délai relativement proche, l’héritage de ses beaux-parents, très âgés et très atteints dans leur santé. Elle se disait désemparée. Sa maison débordait de meubles extraordinaires, de vaisselle précieuse, qui lui compliquaient atrocement la vie. A l'entendre, elle ne pouvait s’imaginer les vendre, ni les donner, par attachement et par loyauté. Dès lors, ils encombraient ses corridors, son salon, sa cave. Ses enfants n’en voulaient pas – ou plus - car ils aspiraient à se meubler de manière plus légère et contemporaine. Tout cela lui causait de nombreux tracas : aux problèmes de stockage s'ajoutaient des problèmes de nettoyage et d’entretien. 

De quoi nous chargeons-nous, quand nous nous laissons charger de possessions ?
Combien cela nous coûte-t-il de garder ? Acceptons-nous le prix à payer ?


Encombrement, encombrement quand tu nous tiens... Depuis quelques années, le thème du désencombrement est devenu très tendance. Il va de pair avec une autre éthique de consommation et une chasse au gaspillage. On recherche l'allègement, on souhaite définir ses priorités.

Ainsi, les journaux publient régulièrement des articles sur le sujet. Dans les librairies, on trouve des livres à foison sur les différentes manières d'élaguerqui prodiguent tous de nombreux conseils, qui fournissent des règles et des marches à suivre. Cependant, notre relation aux objets est délicate, bien plus sensible qu'il n'y paraît. Elle revêt de multiples aspects qui vont bien au-delà du matérialisme. Il vaut la peine d'opérer un retour sur soi et sur ses convictions intimes, d'explorer notre rapport à nos avoirs avant de décider quoi que ce soit.

Ici, le recours à la pleine conscience peut nous fournir une aide très précieuse. C'est en nous recentrant, au moyen de la respiration et d'une présence attentive au corps, en nous connectant à nos sensations, à nos ressentis et à nos émotions, que nous pouvons accéder à nos besoins réels. Nous pouvons entrer en contact avec ce qui nous convient, avec ce qui nous est nécessaire. Nous nous libérons des conseils prêt-à-porter et nous sommes en mesure d'effectuer des choix dans une belle indépendance.

Travailler avec un tableau en pleine conscience nous permet de clarifier nos pensées, et, par-delà, d'élaborer des décisions personnalisées. J'avais déjà proposé ce genre d'exercice (ICI). En remplissant notre tableau, nous nous permettons de prendre conscience de tout ce qui nous lie à l'objet sélectionné, en terme de loyautés, de devoirs et de contraintes. L'exercice nous permet de considérer tout cela, en revisitant nos émotions, nos souvenirs, nos ressentis au présent.




A titre d'exemple, voici comment j'ai été amenée à prendre une décision concernant un petit meuble dont la présence chez moi me laissait perplexe. C'était un objet auquel j'étais très attachée, mais que je n'utilisais pas. Il me semblait que je ne pouvais ni le vendre, ni le donner, ni m'en défaire.  Aussi ai-je longtemps hésité à son sujet.

Certes, il y aurait eu dans ma maison des espaces vides où j'aurais pu le caser, mais justement, le vide, pour moi, est essentiel. Je lui reconnais une fonction vitale dans mon habitat. Le vide (c'est-à-dire l’espace entre les choses) me permet de respirer quand je suis chez moi. Il n'est pas destiné à accueillir tout ce dont je ne sais que faire.

Le tableau ci-dessous, rempli dans un moment de réflexion, de calme et de recentrage, m'a permis de clarifier les choses. Une fois la décision prise, je me suis sentie plus légère.



Objet


Console directoire en merisier



Description de l’objet et de sa fonction


Petit meuble élégant. Pouvant servir de vide-poche dans une entrée ou de petit bureau. N'a pas de fonction actuellement.

Histoire


A été acheté avec mon premier salaire, aux Puces de Plainpalais en 1979. Payé frs 280.- (une fortune à l’époque)


Émotions


Tendresse (je lui suis très attachée, car c’était mon premier achat de mobilier. Je me souviens de ma fierté. Il m’a suivie dans tous mes logements, il est chargé de souvenirs)


Ressenti corporel


Mon corps ne donne pas de signaux particuliers. Je n’éprouve nulle envie de le toucher, je ne le regarde pas spontanément et volontiers, contrairement à d’autres objets utiles ou aimés. La console est placée dans un lieu de passage où je dois procéder à un geste d'esquive pour le contourner.


Pensées


Le meuble est joli, mais il ne m’est d’aucune utilité. Il appartient au passé. Je n’en ai pas besoin au présent. Réfléchir encore et encore à une éventuelle utilisation commence à me lasser.



Décision


Ce meuble n’a plus sa place chez moi. Je me sens prête à m’en détacher. Je vais le photographier (prendre 2 ou 3 clichés) pour en garder le souvenir. Je serais prête à l’offrir, à quelqu’un que je connais et que j’aime bien. Justement, un ami emménage et doit s’équiper. Je vais le lui proposer.


Au terme de ce type d'exercice, quelle que soit la décision que l'on prend, on se sent allégé, parce que l'on devient conscient de ce qui est, qu'on est en mesure d'opérer des choix et qu'on est prêt à en assumer les conséquences.

En examinant tous ces meubles et objets qui nous entourent, de manière pleinement consciente, on en arrive peut-être à se dire que la chose essentielle, à tenir entre nos mains, c'est notre vie. Dès lors, nous pouvons refuser de l'encombrer de choses encombrantes et ne garder que ce qui fait sens pour nous. Ne garder que ce qui fait sens pour nous. Ici. Maintenant.

Comme des pensées et des ruminations en boucle, qu’il est plus sage de laisser partir, le goût de la possession, certains attachements et la peur du manque pourraient souvent s’évaporer pour notre plus grand avantage...




Images : Portrait d’un jeune prince (détail) / Joos van Cleve / Coll. Phoebus / Anvers
Portrait d’un orfèvre (détail) / Gérard David / KHM / Wien
Pala San Cassiano (détail) / Antonello da Messina / KHM / Wien
Portrait d'un homme effectuant des comptes (détail) / Barthel Beham / KHM / Wien
Sculpture d’Opi, déesse de l’abondance / Arsenal / Venise

4 commentaires:

  1. Bonjour,

    Bel article qui tape en plein dans le mille.
    J’ai eu exactement la même aventure avec un objet PLCO tout récemment et je trouve cette approche pour prendre une décision en pleine conscience tout à fait cohérente et adéquate.
    Voici donc de quoi il s’agissait :

    L’objet : Un grill dehors dans le jardin

    Histoire de l’objet : Achat effectué suite à un déménagement dans une maison avec jardin. Enfin il était possible de faire rôtir de la bonne viande, sans déranger le voisin ou empester la cuisine pour plusieurs jours… Bref, le grill a été le symbole d’une certaine liberté, puis il a été de moins en moins utilisé au cours de ces dernières années… Changement alimentaire sans doute. Il a finalement été démonté et rangé à la cave, au fond, parmi les araignées, « on ne sait jamais, il pourrait encore servir… »

    Émotion : Rejet, voire même un certain dégoût. La rouille avait fait son œuvre, tranquillement dans la cave.

    Ressenti corporel : Lassitude, fatigue, découragement. De la vieille graisse, que l’on ne pouvait plus enlever, était incrustée à de nombreux endroits. Cela ne me donnait aucune envie de nettoyer et de remettre en service ce grill.

    Pensée : En y réfléchissant, le grill ne peut tout simplement plus servir. Je consomme moins de viande et je ne me vois pas passer un temps fou à nettoyer cet objet rouillé et graisseux juste pour un ou deux repas dans l’année.

    Décision : aucune hésitation n’est permise… Je me défais du grill et désencombre la cave.

    En résumé, l’utilisation du tableau me plaît. Je pense m’en resservir par la suite. Je crois juste que l’exercice demande de la discipline, pour aller jusqu’au bout, jusqu’à la décision. Sinon... l’objet reste un P.L.C.O.



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    1. Bravo pour cet exercice, cher P.F.
      La première fois qu'on le fait, ce n'est pas toujours évident de distinguer émotions et ressenti corporel. Par exemple, quand vous parlez de dégoût, ce peut être ressenti en tant qu'émotion, mais aussi pleinement dans notre corps.
      Vous avez raison : c'est un ex. à mener jusqu'au bout, sinon... on reste dans l'hésitation et le statut quo. Merci pour ce retour!

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  2. Coucou! Je suis fascinée par ce petit exercice que tu nous proposes. Je le trouve tout simplement génial et je vais l'utiliser pour divers objets qui peuplent mon quotidien. Quand j'ai déménagé l'année passée, je me suis débarrassée d'un grand nombre de choses. Un des critères que j'ai utilisé pour faire le tri c'est: "Est-ce que je me sers encore de cet objet?" Et cela a été bien plus facile à mettre à la déchetterie et à donner à une oeuvre caritative que d'emporter tout cela dans le déménagement. Finalement, j'ai donné à des gens qui avaient bien plus besoin que moi et j'ai pu me délester. C'était gagnant-gagnant.
    Merci pour ce petit exercice. Belle soirée.

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    1. Hello, Dédé! Oui, le mieux, c'est évident, c'est quand on peut trouver une solution gagnant-gagnant. Recycler un objet, lui permettre de trouver une utilité ailleurs. Le critère d'utilité est souvent employé pour savoir si garder ou pas. Il y a aussi celui de la beauté : on garde facilement un objet qui nous donne du plaisir à le regarder. Ce qui est frappant, comme tu l'évoques, c'est que nous avons tendance à faire ce genre d'exercice lors des déménagements (c'est en partie ce qui les rend si lourds à envisager). Peut-être que si on s'y mettait régulièrement, nos changements de logements s'organiseraient alors avec une bienheureuse simplicité! Merci pour ce retour et toute belle journée à toi!

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