lundi 26 mars 2018

EXPÉRIENCES : inhospitalités


Compte tenu de toute la souffrance que les hôpitaux attirent, on pourrait se demander : " Quel meilleur endroit pour proposer un programme d’entraînement à la pleine conscience, que le Bouddha même a décrit comme la voie directe permettant de surmonter peines et chagrins, et de dissiper souffrances et insatisfactions, en un mot de soulager la souffrance ? La pleine conscience, si elle est aussi puissante, aussi fondamentale et aussi universelle que le soutenait le Bouddha, ferait-elle sensiblement du bien à toutes les personnes qui franchissent ces portes debout ou allongés ? " Bien entendu, il ne s’agirait pas d’un substitut à des soins médicaux bons et compatissants, mais d’un complément potentiellement vital aux traitements qu’ils pourraient recevoir. Et quel meilleur endroit qu’un hôpital pour proposer un tel programme d’entraînement aux patients, mais également au personnel soignant, qui dans bien des cas n’est pas moins stressé que ceux qu’il soigne ?
Jon Kabat-Zinn *

Pendant près de trois mois, une personne âgée qui m’était chère a été hébergée dans un hôpital éloigné du centre-ville. Dans l’autobus au parcours tortueux qui me conduisait là-bas, je me demandais pourquoi on avait décidé d’éloigner du centre de la ville (et de la vie) ces trois catégories de la population : les prisonniers, les malades psychiques et les personnes âgées.
L’hôpital respirait une intense désolation. Il semblait qu’en y pénétrant un profond abattement plongeait sur vous. Quels qu’aient pu être vos sentiments en arrivant là-bas, rien n’était organisé de telle sorte que vous y trouviez la moindre consolation. A la réception, vous tombiez sur un employé en train de se lamenter avec un collègue de son planning horaire et qui, quand vous vous renseigniez sur la ligne de bus assez mal desservie,  répondait en tendant le menton distraitement vers une pile de feuillets photocopiés.
Dans les couloirs, personne ne vous saluait. Et si, d’emblée, vous preniez l’initiative de saluer les personnes que vous croisiez, il était frappant de constater qu’elles semblaient étonnées. Comme si dire bonjour était une option à laquelle on n’avait pas pensé.
Dans l’unité où était hébergée la personne que je venais rencontrer régnait le plus souvent un grand désordre. Ou plutôt, il en émergeait une impression de grand désordre. Je m’interrogeais : à quoi cela était-il dû ? Aux chariots de repas qui stationnaient en travers de l’entrée dès onze heures du matin ? Au matériel de physiothérapie et à divers éléments de mobilier, déposés là, distraitement, le long d’une paroi ? A l'odeur d'excrément et de désinfectant entremêlés ? Aux objets métalliques qu'on entendait s'entrechoquer régulièrement ? A ce stress olfactif et sonore s'ajoutait un étrange stress intérieur qui s'emparait de vous peu à peu.
Près des ascenseurs, il y avait une salle commune avec des tables et des chaises, destinée probablement à la fonction de salle à manger. Mais le plus souvent, la salle était vide, et les chaises, et les tables semblaient attendre sans aucune grâce, sans décoration, sans fleur ou tableau, quelque chose ou quelqu’un qui ne venait pas.

Une fois la porte de l’unité franchie, on se retrouvait face à un long couloir. De part et d’autre, il y avait des chambres et des locaux de staff et d'entretien. Dans un espacement, une sorte de salon accueillait un téléviseur et parfois quelques pensionnaires étaient cantonnés devant. Personne ne regardait l’écran. Les patients fixaient généralement un point, très loin, en face d’eux. Certains répondaient à mon salut, d’autres ne semblaient pas m’entendre.
On voyait ça et là du personnel qui s’activait. Personne ne vous accueillait. Vous étiez dans le couloir, vous alliez quelque part, et ce quelque part ne les concernait pas. Si vous disiez bonjour on vous répondait distraitement. Plusieurs personnes en blouses blanches tournaient le dos pour s’activer devant des ordinateurs. Ce qui me frappait, c’était la réponse qu’on recevait quand on posait des questions : je ne sais pas / je dois demander à ma collègue / je n’étais pas là / je ne suis pas au courant / ce n’est pas moi qui était en charge de cela. Que vous demandiez : comment a-t-elle dormi ? à quelle heure distribue-t-on les repas ? doit-elle prendre ses médicaments ? la réponse était immanquablement la même : je ne sais pas je dois demander à ma collègue je n’étais pas là je ne suis pas au courant ce n’est pas moi qui étais en charge de cela.
Parfois, heureusement, je croisais l'ange. L'ange était un infirmier qui aimait manifestement son métier. Il ne semblait pas se préoccuper de ses congés passés ou planifiés.  Il était tout attention et présence. Il souriait, vous regardait dans les yeux et quand il était là, il semblait que les chariots étaient mieux rangés, que les chaises roulantes se croisaient sans se heurter, que des échos de voix se répondaient en cohérence et qu'un fonctionnement fluide se déroulait dans le corridor. On croise parfois ainsi des anges et on se demande où ils vont puiser leur joie et leur détermination pour se montrer ainsi attentifs et concernés.

La personne que je venais voir était entrée dans cet hôpital après une journée d’examens aux urgences suivi d'un transport en ambulance. Elle était arrivée fortement stressée et fatiguée. Elle a été placée dans une chambre qui restait ouverte toute la journée, proche de l’entrée, et on y entendait toutes sortes de bruits, des chariots qui se cognaient, des gens qui s’interpellaient, des chaises qui se heurtaient aux murs. Rien ne permettait d'y faire son nid, de se sentir à l’abri, même pour quelques jours. Je me demandais comment je me serais sentie si j’avais dû passer ne fut-ce que 24 heures dans de pareilles conditions.

Un matin où j’étais arrivée en avance, je suis allée faire quelques pas dans la salle commune. Là, en prenant quelques respirations profondes, je réalisais qu'il régnait une affliction incommensurable. Rien, ni la disposition des meubles, ni les fenêtres aux rideaux fatigués, rien ne disait entre, sois le bienvenu, prends placeJe suis restée longuement m'interroger sur ce qu’il manquait à ce lieu pour qu’il fût accueillant. L'espace était triste, vide, misérable. Tout reflétait l’absence absolue d'attente et d’espoir. Le vers de Dante "vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance" m’était venu en mémoire.

La personne que j’allais voir était entrée déboussolée dans cet hôpital. Au bout de trois mois, elle en est sortie dans un état affligeant. Elle ne mangeait plus, ne souriait plus, n’avait plus le goût à rien. Et pourtant elle était censée avoir été prise en charge par plusieurs spécialistes, médecins, infirmiers, aides, du personnel qualifié.
Je crois que cet hôpital était aménagé de sorte à amplifier l’insécurité et la perte de repères et qu’il y manquait l’essentiel : un peu d’humanité, de chaleur, d’harmonie, toutes ces choses qui existent et qu’on ne voit pas, que la technologie ne remplace pas. Et les murs, les meubles, la disposition des chambres, la fermeture des lourdes portes, l'ouverture négligente de certaines autres, disaient seulement qu’ici on ne faisait rien pour vous rendre vivants, pour vous offrir du sens et vous donner le sentiment d’être humain. La tristesse qui s'en dégageait touchait tout autant le personnel que les patients.

Au dehors, en sortant, on se retrouvait face à de grands panneaux censés vanter les mérites de l'institution. Des personnes y souriaient élégamment et disaient leur reconnaissance sur fond de couleurs pastel. Malheureusement, le sens de l'hospitalité semblait figé sur papier glacé et cette publicité n'empêchait pas le lieu d'être profondément inhospitalier.

L'éveil des sens, Les Arènes, p.114
Images: la tour de Babel / Brueghel l'Ancien / KHM / Vienne
déposition de la croix (détail) / Sodoma / pinacothèque / Sienne
ange /La madonna del parto /  Piero della Francesca / Monterchi
crucifixion (détail) / Altichiero di Zevio / chapelle Saint-Georges / Padoue

3 commentaires:

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  2. Hello. Un article qui me fait froid dans le dos parce que ce que tu décris me rappelle les visites que je faisais il y a quelques années dans le même genre d'établissements. Le malade en question s'énervait de la façon qu'il était traité, rouspétait sans cesse et cela démontrait non seulement sa colère d'être là mais également son angoisse de ce qui allait lui arriver. Et personne ne le rassurait. Personne...sauf moi. Quand j'entrais dans la chambre, il ne souriait pas. Et puis ensuite on riait de tout et de rien et cela faisait même du bien à son voisin de chambre que personne ne venait plus voir.

    Hôpital, du latin "hospitalia", qui renvoie au terme hospitalité, accueil des hôtes... Vraiment?
    Dans quelle société vivons-nous pour laisser ainsi les patients dans de telles conditions? Voir les membres de sa famille vieillir en étant souvent malades est déjà quelque chose de difficile. Si en plus, le lieu où ils résident est froid, sans âme, sans "hospitalité" ni pour ceux qui y résident, ni pour ceux qui viennent leur rendre visite, les angoisses des uns et des autres deviennent de plus en palpables et ne sont propices à aucune guérison de l'âme et du corps (si tant est que cela soit encore possible).

    Je vois bien l'endroit que tu décris, éloigné de tout, comme s'il fallait mettre les patients et les autres dans les grands bâtiments tout autour à l'écart de la société... quelle tristesse.
    Heureusement, comme tu le décris si bien, il y a quelques Anges qui passent. Mais ces anges s'épuisent eux aussi, car on ne leur donne pas les bonnes conditions pour déployer leurs ailes.

    Notre système de prise en charge des personnes âgées, des patients de toutes sortes a mal. Il faut le soigner lui aussi. Afin de rendre un peu d'humanité à celles et ceux qui le méritent. Mais pour cela, il faut dépasser les sempiternels arguments économiques...Est-ce encore possible dans notre société si mercantile?

    Merci pour ce texte-témoignage.
    Amitiés.

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  3. Oui, hôpital renvoie au terme « hospitalité ». Ce devrait être un lieu accueillant, chaleureux, lumineux. Un lieu capable d’apaiser un peu l’angoisse et l’inquiétude des gens qui en franchissent le seuil. Or, ce n’est pas souvent le cas. Quand je dois m’y rendre (pour tout te dire, je n’aime pas du tout ça) je me pose la question : A quoi cela tient-il ? A quoi ça tient, le fait de se sentir accueilli, soutenu, aidé ? A la gestion ? Aux professionnels impliqués ? Aux locaux ?
    En fait, je crois qu’il y a un mix de tout cela.
    Il y a les procédures, les règlements et l’administratif qui prend de plus en plus de place (ce qui fait qu’on est de plus en plus confronté à des personnes en blouse blanche qu’on voit de dos tandis qu’elles saisissent des données sur leur ordinateur). Il y a une gestion des ressources humaines qui n’est pas toujours optimale et qui génère du stress.
    Il y a aussi des équipes, plus ou moins bien coachées, avec des personnalités et des dynamiques propres, qui peuvent faire toute la différence. Une fois, j’ai été hospitalisée pour une petite intervention et tandis que je me remettais à marcher dans le couloir, j’ai longé trois unités. La mienne et les deux autres. Même direction, même travail, même dotation. Eh bien, c’était impressionnant : on sentait une différence palpable sans voir les gens, juste en étant attentif à l’ambiance. Une unité paraissait calme, tout était bien rangé, apaisé. Il y avait des fleurs dans un vase, des infos sympas sur un tableau et même un dessin. D’un bureau émanaient des échos de voix calmes. Une autre à l’inverse paraissait désordonnée, avec des chariots disposés de travers, elle laissait une impression de négligence, de froideur. L’unité qui m’accueillait se situait entre les deux. Je me souviens combien cela m’avait frappée. Naturellement, j’aurais adoré être admise dans la première.
    Quant aux locaux, leur agencement, leur ordre, leur propreté, leur déco sont souvent le reflet de ce qui se passe à l’intérieur. Les locaux parlent !
    Personnellement, je crois qu’on devrait tous faire l’exercice du changement de rôle : se mettre dans la peau d’un visiteur ou d’un patient quand on est soignant. Et ainsi de suite, pendant ne fut-ce que quelques heures. On apprendrait pas mal de choses, je crois, en changeant de focale.
    Pour finir, tu parles de société mercantile. Il est vrai que tous les actes sont tarifés. Ils doivent tous être saisis, justifiés. Mais au final, je ne suis pas sûr que cela soit réellement rentable. On passe pas mal de temps à noter ce qui a été accompli pour que cela soit ensuite facturé. Mais ce temps soustrait à la relation et à l’échange. Qui dit que les gens ne guériraient pas mieux, plus rapidement, en faisant l’objet d’une attention bienveillante et perspicace ? Belle fin de journée, chère Dédé !

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