mardi 20 février 2018

EXPERIENCES : ce que disent les maisons / 2


Il y a une situation de travail qui m'avait beaucoup marquée. Il s'agissait d'une femme de 35 ans à peine, que nous appellerons Mme C. C’était sa psychiatre qui avait sollicité pour elle une aide au ménage. Prendre rendez-vous  pour procéder à l’évaluation de la demande avait été une tâche ardue, car Mme C. se révélait très difficile à atteindre. Quand finalement je l’avais rencontrée à son domicile, nous avions pris du temps et elle m’avait raconté son histoire : un an plus tôt, son mari avait tenté de la tuer. Il avait foncé sur elle avec sa voiture, en présence de leurs trois enfants (alors âgés de 4, 6 et 11 ans). Mme C. avait dû être hospitalisée et, si elle avait guéri de sa commotion cérébrale, en  revanche, elle ne se remettait pas de sa dépression. 

Elle m’avait fait visiter son logement, loué dès son retour d’hôpital. Il se trouvait au deuxième étage  d'un immeuble neuf, clair, judicieusement conçu. Le salon, les chambres des enfants semblaient "habités" et reflétaient l’existence d’une vie familiale. En dernier lieu, Mme C. avait ouvert la porte de sa chambre et elle m’avait dit : "Ça, c’est ma vie". Elle avait ajouté : "Moi, je dors sur le canapé du salon".
J’avais découvert une pièce d’environ 15 mètres carrés, dont toute la surface était jonchée de cartons empilés, de vêtements épars et d'objets divers, entassés jusqu’à une hauteur de 80 centimètres. Une mer de désordre, un fatras dans lequel il se révélait impossible de se faire un passage pour accéder à la salle de bain privative. Lors de l’entretien qui s’en était suivi, Mme C. m’avait dit qu’elle souhaitait de l’aide pour "récupérer sa chambre".

Les institutions sont d’énormes paquebots dont les capitaines se trouvent à des années lumières de la base des opérations. Au fil des années, on y introduit toujours plus de couches d’encadrement et toujours plus de procédures. Encadrer et poser des règles sont peut-être des manières de rassurer ceux qui sont en charge de la gestion. De restructuration en restructuration, le travail du terrain se complexifie, sans doute au détriment des besoins des bénéficiaires (lesquels sont de plus en plus nommés "clients"). L'institution où je collaborais ne dérogeait pas à la règle. 

En tant qu’assistante sociale, il m’appartenait de procéder à l’évaluation de la demande. Je devais, d'entente avec la "cliente", remplir un formulaire, déterminer le temps hebdomadaire nécessaire et préciser les tâches à effectuer. Ensuite, il me fallait transmettre le document dûment rempli à la coordinatrice des intervenantes à domicile, laquelle devait valider l’adéquation de la requête avec la mission de notre institution. Puis, la situation était présentée en colloque et la règle voulait qu’aucune intervention en équipe restreinte ne soit autorisée. Tout le monde était supposé pouvoir intervenir dans n’importe quelle situation. Être "interchangeable" et "souple" était de mise. Surtout, éviter les exceptions : les personnes devaient entrer dans des cases assignées.

Dans ces conditions, quelle place laisse-t-on aux personnes et à leur parole ? A leurs besoins et rythmes ? A leur créativité ?



En l’occurrence, nous avions convenu avec Mme C. que les auxiliaires passeraient une fois par semaine, pendant une heure trente pour lui prêter main-forte dans le nettoyage de son logement. A chaque passage, la collaboratrice serait disponible pour consacrer un peu de temps à ce projet "chambre", qu'elle avait exprimé, par petites tranches, selon les besoins et indications qu'elle voudrait bien lui donner. Au final, cependant, il n’y aura eu qu’un passage. Par la suite, Mme C. avait soit "oublié" l’heure du passage prévu, soit n’avait "pas entendu" le coup de sonnette de la collaboratrice. Au bout de deux entretiens manqués, la règle voulait qu'on mette fin à l’intervention d’aide.

Compte tenu de ce qu’elle était en train de vivre, on peut aisément imaginer que Mme C. avait dû faire un gros effort pour accepter qu'on entre chez elle, pour ouvrir la porte de sa chambre. Mettre de l'ordre dans cette pièce devait représenter pour elle un effort gigantesque. Ce devait être comme traverser un pont énorme, qui provoquait un intense vertige. Après avoir fait un premier pas en direction de l'autre rive, elle avait besoin qu'une personne de confiance lui tende la main. Elle avait besoin qu'on la rassure, qu'on tienne compte de ses blocages, et qu'on les comprenne. 
Dans un univers professionnel régi par des actes dûment définis, pouvait-on concevoir la suspension d'un vêtement sur un cintre, ou le pli de trois pullovers  comme une aide, un progrès?

La porte désormais fermée de Mme C. m'avait laissée songeuse: était-il possible d'imaginer une autre manière de procéder, plus adaptée, en dehors des règles bureaucratiques et des procédures préconisées? Une manière qui tienne compte des besoins et des contextes ? Qui ne prédéfinisse pas le nombre d'intervenants et ne délimite pas strictement leurs tâches respectives?  Dans "aide au ménage" pouvait-on entendre "aide" et pas seulement "ménage, nettoyage, balayage, efficacité" ? Ces tâches de ménage, qui constituent dans notre société les travaux les moins valorisés et les moins rétribués, ne pouvaient-elles être conçues comme nobles, utiles, dignes du plus grand intérêt?

Oui, repensant à Mme C. je me suis surprise à rêver d'une conception créative de l'entretien des lieux, attentive à leur importance, concevant leurs liens intimes avec les personnes qui les occupent. Les lieux et les objets ne sont-ils pas somme toute en interaction continuelle avec les êtres vivants ? Et à ce titre, n'ont-ils pas droit à être apprivoisés avec tout le respect et la délicatesse requis?



Images : Kneeling Woman / Sam JINKS / 2015 / Arken Museum / Copenhague
Standing Woman looking into Mirror / George Segal / Gosh! Is it alive? /2016 / Arken  Museum / Copenhague

2 commentaires:

  1. Coucou Daniela. J'ai lu avec attention et j'ai revu plein de situations vécues également à domicile avec ces fameux "clients" dont tu parles. Les procédures, les normes, le fameux PAP, le machin, le truc... oui, c'est bien mais alors que fait-on de la parole de la personne qui est en face de nous? Que fait-on de sa souffrance? Comment gère-t-on sa demande? J'ai été effarée tout au long de ma dernière expérience professionnelle par le côté administratif de plus en plus prenant. On remplit de la paperasse, on fait des demandes, on discute en colloque, on multiplie les intervenants et au final, on perd l'âme de l'action sociale qui est pourtant là pour réinsérer une personne et rendre ses problèmes sociaux moins prégnants. J'ai eu le malheur à plusieurs reprises de parler d'"éthique de la prise en charge". Je crois que mes supérieurs ne savaient plus ce que signifiait le terme éthique... Et pourtant... c'est une notion primordiale dans nos actions en tant que travailleurs sociaux.

    Je me rappelle d'une dame qui était à l'aide sociale. On l'appellera Mme D. Elle avait peu d'argent, n'arrivait pas à se sentir bien chez elle et donc pas bien ailleurs non plus. Un jour, je lui ai demandé ce qui ferait qu'elle pourrait investir son logement et s'y sentir chez elle, à l'abri de l'extérieur si effrayant pour elle. J'ai été surprise de sa réponse. Elle voulait faire des meubles en carton, créer des choses et leur donner une âme. La collègue à côté de moi, pourtant conseillère en insertion, a presque ri en entendant cela. Mais je me suis battue pour que Madame D. puisse intégrer une mesure dans laquelle elle a pu mettre à contribution son envie créatrice. C'était à 100 lieux d'une réinsertion professionnelle au sens strict du terme. Mais elle s'est épanouie ainsi.

    Maintenant je ne sais ce qu'elle est devenue. Mais j'espère qu'elle aura investi son logement, ensuite qu'elle investira ensuite autre chose. A condition qu'on lui donne la parole et la possibilité d'agir.

    Sommes-nous donc de douces rêveuses?
    J'en doute mais malheureusement, on donne de moins en moins de moyens aux travailleurs sociaux qui veulent faire... différemment.

    Belle soirée.

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  2. Merci, Dédé, pour ce partage. Il y a deux notions fondamentales, il me semble, dans le travail social au sens large (éducatif, médical, etc) : ce sont l’écoute et la créativité. Ecouter ce que la personne te dit, parce que dans ce qu’elle dit il y a souvent une grande partie de la solution à ses besoins. Faire preuve de créativité (ce qui ne signifie pas être anarchique, ou déluré) ce qui veut dire mettre en place des réponses originales, adaptées aux besoins précis d’une situation précise. Bref, donner du sens à son intervention.
    Comme toi, j’ai pu constater que les institutions, tendent à négliger la première donnée, et à se méfier infiniment de la seconde. Pourtant, il y aurait tant à faire ! et ce serait tellement plus gratifiant pour tous les intervenants !
    J’admire ta capacité d’avoir entendu la demande de Mme D. En demandant à arranger son logement, à créer ses propres meubles, elle commençait probablement à s’inventer une vie. C’était le début d’une ouverture sur autre chose. Heureusement qu’elle est tombée sur toi et pas sur ta collègue moqueuse. Elle a eu de la chance car tu as su entendre et défendre ses besoins. Belle soirée, chère Dédé !

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copyright © daniela dahler 2018