lundi 14 octobre 2019

EXPÉRIENCES : quand le patrimoine perd le nord


Dans une tribune parue dans le Monde le 3 septembre dernier, un collectif de dix-neuf architectes et urbanistes s'est insurgé contre le projet de rénovation de la gare du Nord à Paris, qui devrait voir le jour en 2024, à l'occasion des Jeux olympiques. Selon les initiateurs, il s'agirait de faire de ce lieu figurant au patrimoine historique "une des plus belles gares d'Europe". 
Ce projet est né d'une association entre la SNCF et le groupe Auchan. La SNCF, endettée à hauteur de 50 milliards d'euros, entend s'inspirer des aéroports dont le chiffre d'affaire lié aux surfaces commerciales rapporte plus que le trafic aérien. Elle s'est donc associée à une société (Ceetrus, filiale d'Auchan) qui portera la totalité du risque financier. En contrepartie, le groupe investisseur pourra bénéficier en guise de clientèle du flux de voyageurs extrêmement important de la gare (quelques 700'000 personnes transiteront par ce lieu tous les jours, 700'000 usagers qui se verront contraints de traverser tout l'espace pour pouvoir atteindre leur quai). 
Les usagers, en bonne partie des pendulaires, seront par conséquent contraints d'effectuer, comme dans les centres de grandes enseignes, telles IKEA, de longs détours à travers des flots d'incitations pour avoir le droit d'atteindre leur destination. Des pas supplémentaires à faire pour des personnes aux journées déjà chargées. Des usagers qui seront captifs, pris dans les filets de la consommation programmée.
Il n'est pas du tout certain que le projet ménage de réels espaces de socialisation et de services pour la population. Quant aux riverains, ils risquent d'être impactés par une désertification des petits commerces de quartier et des nuisances causées, entre autres, par les livraisons au vaste centre commercial.



Suite à la tribune, France Culture a consacré quelques reportages à ce projet de rénovation et de réaménagement, en donnant la parole à des professionnels de la culture qui se montrent critiques. 
Voici ce qu'en dit par exemple François Loyer, historien de l'architecture :
On a vraiment l'impression qu'aujourd'hui, on a affaire à des gens ignares, qui ne pensent qu'à l'argent et qui ne comprennent pas ce qu'est le patrimoine. La gare du Nord a été pensée par un des plus grands architectes du XIXème siècle, Ignace Hittorff. Ce bâtiment était pensé pour avoir un très vaste espace monumental, transparent, vitré, juste devant les locomotives. C'est-à-dire que le train arrive pratiquement en pleine ville  et puis il se termine juste devant ces arcs et les gens peuvent entrer sur les quais directement depuis la rue et la place.Maintenant, on va entrer par l'arrière, par des construction dont la plus effrayante c'est l'énorme surface commerciale. Il s'agit d'imposer aux utilisateurs du train, et en particulier aux malheureux qui sont parmi les plus pauvres de notre société contemporaine, d'être traités comme une sorte de glèbe, une population sans importance qui est priée d'aller consommer son argent dans ce filtre commercial qui sera le supermarché géant à côté d'elle.On a l'impression que la liberté de l'individu est écrasée au profit du seul point de vue  de rentabilité commerciale. Autrefois, quand on prenait le train, on pouvait avoir  l'impression d'être au début d'une aventure : quand on est dans la gare du Nord, et qu'on voit le TGV qui va partir à Londres, même si on se rend à Creil, on se dit qu'on a la même dignité qu'un passager international. Et, croyez-moi, tout cela va disparaître si ce projet se réalise.
Même réticence dans le regard de l'architecte Roland Castro, l'un des signataires de la tribune, qui défend ce qu'il appelle "la poétique des gares" :
C'est des lieux de déchirure. C'est des lieux où des désirs passent. C'est des lieux quotidiens pour plein de gens, mais qui sont des vrais lieux de rencontres incroyables. Il y a des milliers d'histoires d'amour qui sont des histoires de gares. Moi, je suis pour le commerce choisi, pas pour le commerce dans lequel on est obligé de passer.
Invité à s'exprimer sur la question, l'écrivain Erik Orsenna commente : 
Quand vous allez maintenant dans un aéroport, vous êtes changé en consommateur. Donc, vous partez pour voir de la différence, de l'ailleurs et vous êtes scotché dans ce que vous avez de pire en vous-même, c'est-à-dire à ce qui ressemble à n'importe qui. En plus, ça détruit la ville. Cette galerie marchande va désertifier tous les commerces à côté. Donc, le désert va gagner les villes, avec ces points-d'appui qui sont des furoncles. 


Cette appropriation de l'urbanisme par le commercial et le profit nous pose à tous des questions, quel que soit l'endroit où nous vivons, les moyens de déplacement que nous empruntons. Au-delà des polémiques et des questions sociopolitiques, elle nous interroge sur notre capacité à être "vraiment" dans les lieux que nous parcourons. 

Sommes-nous toujours conscients de ce que nous trouvons sur notre chemin quand nous traversons des places, des lieux publics, des bâtiments? Sommes-nous présents à ce que nous ressentons, à ce que nous transmettent nos sens et nos émotions ou bien passons-nous distraitement, orientés vers notre destination, la tête ailleurs, occupés par nos pensées ? 



Les gares suisses sont bien entendu concernées elles-aussi par ce phénomène en expansion. Il peut nous arriver à tous, étant en avance ou ayant raté notre train, de disposer d'une heure "à perdre" dans ces lieux. Reconnaissons alors qu'il est tentant, si l'on n'y prend pas garde, de nous mettre à regarder les vitrines, d'être attirés, presque sans nous en rendre compte, par toutes sortes de choses déployées devant nos yeux, offertes à nos désirs potentiels. 

Si nous nous mettions alors à nous interroger sur nos désirs profonds, sur les manques éventuels que nous ressentons au fond de nous, nous pourrions découvrir que nous avons effectivement des besoins. Peut-être que, à ce moment précis, nous avons besoin de nous reposer. Ou de nous détendre. Ou de laisser décanter le stress de notre journée, le flux de nos préoccupations. Ou bien nous désirons ardemment nous retrouver enfin chez nous, tout simplement. En nous recentrant, nous pourrions parvenir à des distinctions : certains besoins sont les nôtres, certains ne nous sont rien. Il s'agirait de ne pas confondre tous ces besoins intérieurs identifiés avec le besoin de consommer



Durant ce moment d'attente de notre prochain départ, nous pourrions devenir les acteurs de cette expérience. Il nous serait loisible de marcher, en pleine conscience, attentifs à nos pas, attentifs aux flux, aux bruits, aux odeurs. Faire un pas de côté pour observer ce qui se passe quand nous nous connectons à l'expérience du présent. Nous pourrions être captivés par toute une série de tableaux sonores ou visuels, ou par de petits incidents. Nous pourrions porter attention à certaines personnes, croiser leur regard, y découvrir de la tristesse, du désarroi, ou de la compassion, ou toute une vaste gamme de sentiments.

Oui, il nous serait loisible d'être plus conscients de ce qui se passe en nous quand nous traversons ces lieux de passage, qui nous hébergent transitoirement, entre un endroit et un autre de notre existence.

Les pétitions, les tribunes et les refus résolus des appels à la consommation, que nous avons évoqués plus haut, sont des actions collectives en réaction à un emballement programmé. La prise de conscience, quant à elle, de ce que nous expérimentons au plus profond de nous-mêmes peut révéler un rejet personnel et quotidien de choses qui ne nous concernent en rien. 

Et si la pleine conscience se révélait être le moyen le plus efficace de nous vacciner contre toutes sortes d’agressions, d'écarter toutes sortes de manipulations ?

Images : façade de la gare du Nord 
               image numéro 3 extraite du projet présenté par la SNCF
Sources : France culture / voir liens ci-dessus.

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