lundi 26 novembre 2018

EXPERIENCES : les murs mitoyens






Elle n’est plus heureuse chez elle. 

Elle n’a plus plaisir à emprunter le petit chemin qui la mène vers sa maison.

Elle a perdu la joie d’être chez soi et elle raconte pourquoi.





Elle est arrivée dans ce quartier à la périphérie d’une grande ville, avec son compagnon, enceinte de leur premier enfant. C'était il y a trente ans. Ils étaient devenus propriétaires dans ce lotissement qui comprenait dix maisons mitoyennes, disposées en fer à cheval, au bout d’une charmante impasse. Les maisonnettes avaient chacune trois chambres et un jardin à l’arrière. Devant l’entrée, une place de parcage, rapidement transformée en abri à vélos, car les jeunes familles venues vivre dans le quartier s'étaient révélées avoir des points communs qui généraient de la convivialité : des parents travaillant pour la plupart à temps partiel, des enfants dans la même tranche d’âge, une sensibilité écologique affirmée. Ainsi, on récoltait le papier usagé, on empruntait des transports publics pour gagner le centre-ville en quelques arrêts. On organisait de temps en temps une fête de rue. On allait de maison en maison faire signer une pétition concernant la qualité de vie, ici ou ailleurs. Il y avait aussi une grand-mère, une femme seule, chaleureuse, qui aimait discuter en prélevant son courrier et assurait une présence bienveillante auprès des enfants.



Ça, c’était le bon vieux temps, lequel a duré quelques années. Et puis, une ou deux familles ont déménagé, les parents ayant été appelés ailleurs pour raisons professionnelles. Elles ont été remplacées par des personnes avec d’autres valeurs et d’autres modes de vie. D’autres revenus aussi, puisqu’entre temps les prix de l’immobilier avaient commencé à grimper. Des voitures ont été peu à peu parquées dans la ruelle. Enfin, un jour, la vieille voisine a dû être hospitalisée et n’est plus revenue. Ses héritiers ont décidé de vendre. 
De fil en aiguille, pour une raison ou une autre, les premiers habitants sont tous partis, remplacés par des personnes plus bruyantes, plus indifférentes. De moins en moins de services rendus, mais en revanche des claquements de portes, des enclenchements de moteurs. Les marques de solidarité se sont perdues. Chacun chez soi. Le quartier s'est gentrifié.

Dans sa vie à elle, il y a aussi eu des changements, parallèles à ceux de sa rue : ses deux enfants ont grandi, ils ont quitté le nid. Son époux a rencontré de sérieux problèmes de santé. Elle s’est de plus en plus investie dans le dessin, la création. Elle s’est aménagé un atelier dans les combles de sa maison.


A présent, elle n’aime plus rester dans son jardin et en profiter. Elle dit qu'elle y entend trop ses voisins de droite, qui s’agitent, qui se disputent régulièrement. Dernièrement, des membres de leur famille ont racheté la maison à gauche et ils se parlent parfois, par-dessus elle, comme si elle n’existait pas. Ils ont une voiture et une moto, qui vrombit rageusement le matin.

Parfois, elle souhaiterait partir vivre ailleurs. Se trouver un lieu plus calme, un lieu où pouvoir recommencer à vivre paisiblement. Mais, vu la conjoncture, il n’est pas question de vendre pour racheter, car partout les prix ont flambé. En tant qu'artiste, elle a besoin d'un atelier et un tel espace serait difficile à trouver. Et puis, elle a ses habitudes dans ce coin de la ville. Alors, elle reste. Mais elle se sent malheureuse. Coincée.

Elle rêve de la vie d’avant, de ses voisins d’avant, de la paix d’avant, et des échanges chaleureux d’avant.
Elle ajoute qu’elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour améliorer ses relations avec ses voisins immédiats, qu'elle définit tout à la fois comme tapageurs et sans égards. Au sujet du bruit, elle est allée leur parler et a obtenu le respect des règles communales. Elle n’a pas répondu à certaines provocations. Elle a tout fait pour éviter certaines escalades, certains haussements de ton.  Depuis quelques mois, on se salue à nouveau en se croisant (le manque de salutations entre voisins qui avait régné pendant quelque temps l’avait profondément affectée).

Comme elle a besoin d'aide, je l'invite dans un premier temps, à parcourir son intérieur, son jardin, son quartier, en se centrant sur ses sensations. Elle est censée prendre note de ce qu'elle expérimente durant ces parcours à différents moments de la semaine.
Ensuite, nous commençons par lister les difficultés auxquelles elle se heurte une à une. En résumé, elles peuvent se regrouper en 3 catégories : 

A. problèmes relationnels
B. problèmes d’intimité
C. problèmes de bruit  


A partir de ses réflexions, nous examinons ensemble ce qu’elle pourrait faire pour se sentir un peu mieux chez elle. Pour chaque point, je l’invite à faire un brain storming, afin de laisser émerger ses solutions. 

A. Dans cette période de sa vie où tant de choses semblent devoir se terminer, elle dit qu’elle a besoin d’établir des liens, de créer des ponts, de se retrouver connectée à des personnes amicales. Cette attente vis-à-vis de son habitat est prioritaire à ses yeux.

Elle voudrait améliorer quelques contacts dans sa ruelle, mais les seuls voisins avec lesquels elle a des affinités habitent au lot numéro 1, trois maisons plus avant de la sienne. Elle se propose de renforcer leurs relations, en les invitant plus souvent, pour un dîner, ou une tasse de café. Elle parle aussi d'augmenter les services échangés (courrier relevé, arrosage de plantes, réception de colis). Puis, elle évoque d’autres habitants sympathiques, résidant dans la rue parallèle, avec lesquels elle aimerait avoir des liens plus réguliers. Elle pourra ainsi en les croisant, échanger quelques mots, rendre moins anonyme et impersonnel le chemin qui conduit à sa maison.

Elle dit aussi qu'il y a, devant l’arrêt du tramway, une petite épicerie bio où elle aime aller acheter ses fruits et légumes. Elle se propose de la fréquenter de manière hebdomadaire. Certes les produits y sont plus chers que dans les supermarchés, mais elle préfère renoncer à consommer quelques cafés en ville  pour consacrer l’équivalent de cette somme en soutenant ce commerce de quartier.

Elle songe aussi à l'offre qui lui a été faite d'organiser une exposition de peinture à la salle communale. Cela lui fournirait l'occasion de distribuer des flyers dans les environs, de provoquer des échanges, de rencontrer des gens partageant ses intérêts.

B. A propos de sa maison, elle mentionne la terrasse située au premier étage, où elle ne se rend plus car elle ne s’y sent plus à l'aise alors qu’elle aimait auparavant s’y tenir pour bouquiner ou écrire. C'est un lieu où elle se sent exposée, car une simple clôture tient lieu de séparation avec la terrasse de ses voisins. 
Or, comme elle apprécie les plantes, elle pourrait envisager de faire appel à leurs multiples vertus. Elle parle de bambous qu’elle adore. Elle pourrait choisir des graminées  dont elle apprécie la beauté et dont la présence lui donneraient le sentiment d'être protégée. 
Il serait aisé d'en disposer en quinconce dans des pots (il en existe des espèces non invasives) et de se ménager ainsi un espace où rester calmement profiter de bons moments. A l’abri de regards jugés peu bienveillants.

Idem pour la terrasse du rez-de-chaussée, où elle aime prendre ses repas durant la belle saison. Elle voudrait se choisir de beaux arbustes, savamment organisés, pour délimiter l’espace et faire en sorte qu’elle se sente chez elle, en se définissant un territoire préservé. Le recours à un paysagiste de ses connaissances pourrait sauver son sentiment d'intimité.. Elle se propose d’aller le rencontrer, avec un dessin de son jardin, où elle indiquerait les coins où elle aimerait pouvoir se tenir et ceux où elle éprouve un malaise à rester. 

C. Quant au bruit provenant de l’extérieur (principalement des moteurs, des claquements de portes) et qui l’atteint quand elle se trouve chez elle, elle évoque le fait que les fenêtres (datant de l’origine de la maison) doivent être changées. Ce sera l’occasion de les remplacer par des fermetures de qualité (à double ou triple vitrage). Et pourquoi ne pas en profiter pour se choisir de beaux rideaux aux couleurs chatoyantes, à placer judicieusement aux angles d’où elle a vue sur les véhicules des voisins?

En outre, quand elle reste chez elle, il lui est possible d’écouter de la musique douce, en sourdine et se concentrer sur ces notes bienfaisantes. Et, naturellement, en cas de nécessité recourir à des écouteurs pour se préserver. 

Les bruits ne sont pas que des bruits, des décibels, des réalités quantifiables. Ils sont étiquetés et chargés d'interprétations. Ils véhiculent leur poids d'émotions.

Dans toute situation, il est nécessaire de bien expérimenter et connaître la réalité de ce qu'on vit. Il s’agit de prendre conscience de ses ressentis et de ses sensations et, par-delà, de ses besoins. Ensuite, de faire en sorte que la présence des voisins peu respectueux, expérimentée comme une intrusion pénible, ne soit pas vécue avec impuissance, mais avec la conviction de pouvoir faire quelque chose pour soi. Les modifications ne réclament pas d'être spectaculaires pour donner des résultats appréciables. De petites interventions peuvent générer de belles améliorations. 

Après avoir reconnu les sources du stress vécu, on peut contribuer à l'atténuer en faisant appel à ses ressources et à sa créativité et accentuer l’impression d’être chez soi en se créant un cocon, un lieu protégé. 

Certes, on ne peut pas changer le monde. On ne peut pas changer toutes les données qui ne nous conviennent pas, mais il est possible de cerner ce sur quoi nous avons prise et agir. Agir, c'est-à-dire : faire en sorte que notre univers soit autant que possible à notre convenance, qu'il puisse nous offrir l’abri dont nous avons besoin. 

(Bien sûr, il y a aussi des situations extrêmes où nous ne pouvons que constater notre manque d'emprise sur les circonstances  et où il est préférable de se tourner vers autre chose, partir.) 

Nous devons tous, dans notre vie, composer avec des murs mitoyens. Nous n'avons pas choisi les gens qui se trouvent de l'autre côté de ces mursMais nous pouvons faire face à ces séparations en évitant qu'elles ne deviennent d'infranchissables murailles. Interrogeant la juste voie entre protection et ouverture, il n'est pas sûr que nous soyons sans moyens




Images : Biennale Venise 2018 / Pavillon japonais : Architectural Ethnography / Yukiko Suto : W House / les visiteurs étaient invités à trouver les points de connexion entre les différentes pièces exposées. 

lundi 19 novembre 2018

PAROLES DE... : des abris pour les générations futures


Une société croît et progresse quand les anciens plantent des arbres
à l’ombre desquels ils savent qu’ils ne pourront jamais s’asseoir. 
Citation finale du manifeste FREESPACE 





Yvonne Farrell et Shelley McNamara sont les commissaires de la 16e Biennale d'Architecture 2018 qui s'est ouverte en mai dernier à  Venise et fermera ses portes le 25 novembre. Avec leur manifeste FREESPACE, elles ont rédigé une invite à penser l'architecture sous différents axes. En voici quelques extraits : 
FREESPACE invite à réexaminer notre mode de penser, en stimulant de nouvelles manières de concevoir le monde et d’inventer des solutions dans lesquelles l’architecture pourvoit au bien-être de chaque habitant de notre fragile planète.
Nous sommes convaincus que nous avons tous le droit de bénéficier de l’architecture. Son rôle en effet est d’offrir un abri à nos corps et d’élever nos esprits. La belle paroi d’un édifice qui longe une rue fait plaisir aux passants, même s’ils n’y entreront jamais. Le même plaisir est fourni par la vue d’une cour à travers une arcade ou un lieu dans lequel se poser un instant pour jouir de son ombre ou encore une niche qui offre protection contre le vent ou la pluie.
Ce qui nous intéresse, c'est d'aller au-delà de ce qui est visible, en mettant l'accent sur le rôle de l'architecture dans la chorégraphie de la vie quotidienne.
Nous considérons la Terre comme un Client. Cette vision implique une série de responsabilités à long terme. L’architecture est le jeu de la lumière, du soleil, de l’ombre, de la lune, de l’air, du vent, de la force de gravité, de manière à révéler les mystères du monde, et toutes ces ressources nous sont données.



Le président de La BiennalePaolo Baratta, a pour sa part déclaré lors de la conférence de presse donnée à l'ouverture: 

Comme pour les éditions précédentes de la Biennale d’Architecture, nous poursuivons notre enquête sur la relation entre l'architecture et la société civile. Le fossé entre l'architecture et la société civile, causé par la difficulté croissante de cette dernière à exprimer ses besoins et à trouver des réponses appropriées, s’est manifesté par des développements urbains spectaculaires dont la principale caractéristique est l'absence marquée et grave d'espaces publics ou aussi la croissance des zones dans les banlieues et les périphéries de nos villes, dominées et régies par l'indifférence.


L'absence d'architecture appauvrit le monde et réduit le niveau du bien-être public, par ailleurs atteint par les développements économiques et démographiques. Redécouvrir l'architecture revient à renouveler un désir fort de la qualité des espaces dans lesquels nous vivons, qui constituent une forme de richesse publique et un atout qui doit être constamment protégé, rénové et créé. Ceci est le chemin poursuivi par [cette] Biennale d’Architecture.

Parmi tous les travaux retenus et exposés, de nombreux participants ont présenté des projets basés sur des préoccupations écologiques, ayant trait à la volonté de travailler en accord avec la nature, de la mettre en valeur ou de remédier à des destructions passées. 

Le Canada, par exemple, a présenté le projet UNCEDED : Voices of the Land, porté par trois intervenants issus de la communauté autochtone. 





Cette exposition résulte sans doute d'un choix très consensuel, destiné à faire montre de réparation pour les torts infligés aux Premières Nations. Elle a bénéficié de grands moyens concernant sa forme, cependant, elle présente, avouons-le, des faiblesses quant à son contenu. Elle semble seulement effleurer les problématiques énoncées. En la parcourant, on souhaiterait qu'elle expose de manière plus concrète les apports de la tradition autochtone à des projets contemporains au Canada. 

Cependant, tout en n'apportant pas une documentation fouillée, contrairement à d'autres contributions plus remarquées et probablement plus remarquables, cette présentation a un mérite essentiel : celui de faire réfléchir à la richesse et à la sagesse des Anciens.





Ainsi peut-on lire sur un tableau les principes qui se veulent à la base de l'architecture autochtone :


Chaque étape doit suivre un cheminement spirituel guidé par les aînés de la collectivité.

Il faut bien se conduire.

Il faut s'exercer à être toujours au service des autres.

Il faut respecter les processus décisionnels traditionnels des gens.

La forme architecturale est guidée par l'esprit de la nature.

Lorsqu'il s'agit de planifier l'architecture, il faut le faire pour tous les donneurs de vie
sur sept générations. 


En parcourant la Biennale, l'attention du visiteur est happée par d'autres projets, bien plus stimulants, ludiques ou originaux. Certains sont particulièrement novateurs dans leur forme et dans leurs propositions. 

Mais peut-être, peut-être que les exigences de notre temps sont multiples : elles vont au-delà du fait de répondre aux besoins des populations en matière d'hébergement et de vie sociale. Au-delà de faire face à ces besoins avec tous les outils de la modernité. Au-delà de rechercher l'esthétique et l'originalité. 

Peut-être que le véritable défi est de concilier ces réponses actuelles avec des valeurs pilier, des valeurs de sagesse ancienne, véhiculées par nos traditions. Peut-être que, tendus vers notre course au progrès, nous avons eu trop tendance à laisser de côté des vérités essentielles. 

Oui, dès lors, l'exposition canadienne, dont on a peu parlé, qui a peu marqué les esprits, a le mérite de nous rappeler qu'il est urgent de se réconcilier avec le vivant, de repenser la notion-même de progrès et de construire en pourvoyant aux besoins des générations futures. 


En architecture, comme dans tant d'autres domaines, il s'agit donc d'être attentifs, pleinement conscients des pas que nous faisons et de ne pas foncer tête baissée vers les solutions immédiates et spectaculaires : être attentifs afin de prévoir des arbres qui assureront de l'ombre à ceux qui vivront sur notre planète longtemps après nous. 



Images : Entrée de l'exposition / Arsenal / Biennale de Venise

UNCEDED : Voices of the Land / Arsenal / Biennale de Venise

copyright © daniela dahler 2018