lundi 28 janvier 2019

REGARD DU DÉBUTANT : les minuscules petits riens




L'exercice de la pleine conscience nous invite à porter attention à ce qui est, dans l'ici et le maintenant.
Quand on pratique (ou qu'on tente de pratiquer) de manière régulière, formelle ou informelle, on s'aperçoit  avec le temps que notre attention s'affine. On en vient à accorder de l'importance à des choses de plus en plus ténues, des choses que d'ordinaire on ne remarquerait pas, parce qu'elles peuvent sembler dérisoires et se fondent dans la banalité du quotidien.

Au niveau du corps : cette douleur infime qui nous prend quand nous effectuons une torsion trop rapide sur un côté.
Au niveau de la respiration : ce mouvement saccadé, presque un hoquet, que nous émettons au moment où nous relâchons une tension.
Au niveau de l'esprit : cette contrariété qui nous saisit à l'évocation d'un voisin ayant détourné la tête juste au moment où nous l'avons croisé.

Au niveau de notre habitat aussi, nous sommes appelés à prêter attention à tout ce qui se passe chez nous, quand apparemment il ne se passe rien, quand la vie suit son cours répétitif et habituel. Généralement, nous sommes tentés de ne prendre en compte que des choses factuelles, que nous estimons importantes, comme  l'emplacement d'un meuble, la bonne marche d'une chaudière, le fonctionnement adéquat d'un lave-linge.













La pleine conscience, quand elle se développe, nous pousse à écouter d'autres perceptions, qui font partie de nos habitudes les plus ordinaires, auxquelles nous ne prêtons pas garde, parce qu'elles se perdent dans le magma d'un vécu que nous considérons "normal" :


Cette irritation minime qui nous prend à voir traîner un fil électrique mal rangé, irritation régulière, continuellemais que l'on s'habitue à accepter comme telle, alors que nous pourrions nous donner du temps (parfois très peu de temps est nécessaire) pour clouer le fil et le fixer définitivement le long de la plinthe.
Cette surface portant des traces, que nous n'avons jamais pris la peine de nettoyer, surface baignée deux heures par jour par la lumière et dont le reflet nous paraît laid et nous fait détourner le regard, à chaque fois que nous le posons dessus.
Ce sac rempli de décorations de Noël qui attend dans l'entrée. Il attend, il nous incommode, il nous dérange plus ou moins inconsciemment lors de chacun de nos passages, et pourtant il faudra sans doute attendre Pâques pour que finalement nous allions le ranger à la cave.
Ce grincement qu'émet un battant d'armoire, ce grincement qui nous agace tous les matins, mais nous acceptons cet agacement comme allant de soi, sans nous donner les moyens de choisir si nous préférons nous agacer ou simplement prendre un moment pour huiler le gond récalcitrant.











Il y a aussi, nous pouvons également en prendre conscience, la multitude de petits riens qui font du bien :


Le ronronnement de la cafetière, qui nous rassure, qui nous assure un réconfort dans la nuit froide et vaguement hostile du matin, quand nous nous préparons à faire face aux diverses obligations qui ponctueront notre journée.
La tourterelle qui roucoule dans l'arbre face à notre fenêtre, qui émet son chant chaque jour à la même heure et provoque alors en nous un léger pincement de bonheur.
L'odeur du linge frais lavé, rangé dans les armoires ou étendu dans notre chambre à coucher.
Une certaine lumière, émise par une notre lampe préférée, qui nous éclaire et nous soutient en fin de journée.

Notre habitat, comme notre vie en général, est constitué de milliers de ces petits riens. Leur porter attention signifie accéder à des possibilités de choix. En positif ou en négatif, ils ont un effet sur notre qualité de vie et notre humeur. En prendre conscience et intervenir au besoin, c'est effectuer un micro changement, une micro opération qui nous permet d'être mieux en vie, là où nous sommes et de nous y sentir bien.



Images : Portrait d'Eléonore de Tolède et de son fils / Bronzino / Galerie des Offices / Florence

lundi 14 janvier 2019

LECTURES : reconstruire, se reconstruire



Je ne distingue rien si ce n’est des arbres dénudés. La vue est indéfinissable. Ni vraiment désolée, ni vraiment hospitalière. Intrigué, je sors de la voiture. C’est alors que je l’aperçois.
La maison dans la clairière. Les grands arbres, les feuilles mortes sur le sol, le chemin, tout se métamorphose. La position de la bâtisse est troublante. Toutes les ligne du décor aboutissent naturellement à cette construction. On dirait qu’elle reçoit un hommage. La masse des parterres, depuis longtemps abandonnés, l’ordonnance des bâtiments annexes, l’alignement des arbres convergent vers la grande demeure dans une perspective parfaite.
C’est elle que je n’ai cessé de chercher. [p.27] 

Détenu pendant trois ans au Liban, l'écrivain et journaliste Jean-Paul Kauffmann décide, peu après sa libération, de se trouver une bâtisse en Haute Lande. La Maison du retour est le récit de cette étape bien particulière durant laquelle il s'est reconstruit pas à pas, en contact étroit avec une maison délaissée depuis des décennies, au cœur d'un vaste domaine.

J’ai été libéré il y a neuf mois. J’ai quarante-cinq ans. Parfois, je me dis que j’en ai trop vu. Peut-être ai-je déjà abattu toutes mes cartes. Ce n’est pas que je me sente vieux, au contraire, ce retour est une seconde naissance, non, j’ai l’impression d’avoir, en trois années, épuisé une vie d’homme. J’ai vécu trop tôt ma vieillesse, expérimentant tous les tourments et la hantise de la fin qui accompagne cet âge. [p.114] 


La maison qu'il a retenue n'est pas n'importe quelle maison. Après une expérience des plus lacérantes, JPK a besoin d'une demeure peu ordinaire. Cette maison isolée, entourée d'une forêt, était un ancien bordel de la Wehrmacht sous l’Occupation. Vu son passé, personne n'en veut. Le propriétaire est soulagée de pouvoir s'en débarrasser. A l'intérieur, tout est à refaire. Mais l’endroit est tellement magnifique que l'écrivain s’y installe et y campe dès le début des travaux. 
Ce premier regard, comment l’oublier ? L’obscurité presque totale qui règne dans la pièce m’empêche de distinguer la moindre forme. Je devine dans les ténèbres l’intimité d’une maison hors du monde depuis des lustres. Cette opacité a un sens. Je sens un état léthargique, mais pas inerte. En même temps, je peux mesurer ce que mon regard a d’indiscret. Qu’ai-je entrevu ? Peu de chose en vérité. La cordelière d’un rideau ? Les contours d’une lampe à suspension ? Un anneau reposant sur le sol – peut-être une rondelle de poêle ? J’ai surtout surpris, me semble-t-il, l’âme secrète d’une maison qui essaie de ne pas sombrer. [p. 29]
En compagnie de deux maçons taciturnes et d’un vieil exemplaire de Virgile (les Géorgiques, dénichées dans les combles), il se remet à vivre et prend ses marques, au milieu des arbres qui lui offrent une protection certaine, dénuée d'enfermement.

Il lui arrive de revenir sur les moments sombres de sa détention, par petites touches, sans pathos, sans emphase. Au travers de la radio que les ouvriers laissent en marche toute la journée, lui parviennent des nouvelles du Proche et du Moyen Orient. Il entend parler de la fatwa lancée contre Salman Rushdie par l'ayatollah Khomeiny. Il semble prendre ces nouvelles avec distance, les livre en contrepoids de ses expériences quotidiennes.

Jean-Paul Kauffmann va peu à peu s'approprier sa maison en même temps qu'il rassemble les morceaux de sa vie. Il va vivre au rythme des saisons et des réfections. On découvre avec lui tous ces petits riens qui font le sel de la vie. Ces expériences que tout un chacun aurait tendance à estimer banales, mais que JPK réapprend et apprivoise avec délectation : les luxuriances de la végétation, la cohabitation avec les différents oiseaux, la saveur exquise du vin, le goût d'un vrai café. Il fait ami-ami avec une famille de chevreuils, avec des pipistrelles, avec un crapaud bleu. L'ancien journaliste reprend aussi prudemment contact avec la vie sociale. Certains voisins s'approchent et cherchent à l'intégrer dans cette région peu courue qu'est la Haute-Lande. 

Quelle déviance secrète, quelle blessure pouvons-nous bien cacher pour venir nous enterrer dans ce coin ? Sans doute doivent-ils mettre pareille extravagance sur le compte de mon passé récent. Ce point de vue n’est pas infondé.
Dans un état disons moins flou, j’aurais probablement fait un autre choix. La décision fut hâtive et même irréfléchie.
Cette maison est la conséquence d’une anomalie ou d’une fracture que je dois accepter. Cette atteinte non seulement je l’endosse, mais je veux lui être fidèle.  [p.131-132]

Le livre est à la fois une remontée des enfers (ce n'est pas un hasard si Virgile, qui guide Dante à travers son Inferno, est présent tout le long du texte) et un retour aux sources (grâce à une vie simple et essentielle).  Mais, ne nous leurrons pas : la narration en parallèle de deux reconstructions, celle d'une maison et celle d'un homme, ne pouvait pas être élaborée au moment même de l'expérience. Le récit porté par une écriture distancée a été publié quelques vingt ans après les faits. Il est permis d'imaginer que JPK prenait des notes, au fil des jours et qu'il ne les a proposées à lecture qu'une fois le passé métabolisé. Dans une interview accordée à France Inter in situ en 2010, JPK nous parle de la maison et de sa lente remontée. 

Une histoire forte et dépouillée, qui parle de l'obstination à vivre, qui dit les liens tissés avec des murs, qui évoque le pouvoir régénérant de la nature et des maisons.



Images : couvertures du livre aux éditions Folio et NIL / photo du parc, France Inter, émission l'Atelier

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