lundi 9 avril 2018

LECTURES : une écrivaine, sa maison


Une écrivaine, sa maison












Je ne peux pas écrire en dehors de cette maison, jamais, ni dans une chambre d'hôtel, ni dans n'importe quelle autre résidence. C'est comme si seule cette maison, en m'entourant, permettait ma descente dans la mémoire, mon immersion dans l'écriture» 


Annie Ernaux est issue d’un milieu modeste. Douée pour les études et poussée par ses parents, elle est devenue enseignante. Elle s’est mise à écrire très tôt et a été publiée chez Gallimard dès l’âge de 34 ans. C’est une écrivaine qui refuse le romanesque et puise dans sa vie, ses souvenirs, ses expériences pour construire son œuvre. Il ne s’agit pas cependant d’une écriture égocentrique, nombriliste. Elle permet plutôt, à travers sa propre expérience, d’accéder à l’universel, de comprendre des situations sociales, sociologiques, voire politiques. Il n’y a chez elle aucune recherche d’élégance ou de beauté, plutôt un désir d’être au plus près du réel.

 En 2011, son éditeur lui a consacré un livre dans l'édition Quarto, qui rassemble l'essentiel de ses ouvrages (entre temps, elle a publié de nouveaux livres). En guise d'introduction, elle dit : 


Ecrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle : le corps, l’éducation, l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil. Je n’ai pas cherché à m’écrire, à faire œuvre de ma vie : je me suis servie d’elle, des événements, généralement ordinaires, qui l’on traversée, des situations et des sentiments, qu’il a été donné de connaître, comme d’une matière à explorer pour saisir et mettre au jours quelque chose de l’ordre d’une vérité sensible. ** 


Le livre "Le vrai lieu" est la retranscription d'une longue interview sur les lieux où se sont déroulées ses expériences les plus marquantes, dont elle a fait le fondement de son oeuvre. Elle dit à propos de la maison où elle vit :

J'y suis arrivée en 1977, avec mon mari qui venait d'avoir un poste dans l'administration de ce qu'on nommait alors "la Ville nouvelle de Cergy-Pontoise". Le hasard, donc, et pourtant en voyant la maison pour la première fois, j'ai eu l'impression qu'elle m'attendait, que je l'avais vue dans je ne sais quel rêve... J'y suis restée après la séparation d'avec mon mari au début des années 1980 et j'y vis depuis trente-quatre ans. Je ne m'imagine pas habiter ailleurs.

Par-dessus tout, ce que j'aime dans cette maison, c'est l'espace. L'espace intérieur, et encore plus, l'espace extérieur, cette grande vue sur la vallée de l'Oise et les étangs de Cergy-Neuville. La vue change tout le temps, la lumière n'est jamais la même sur les étangs. La lumière qui va jusqu'à Paris puisque d'ici on distingue la tour Eiffel. Le soir je la vois illuminée. A la fois proche et loin. Je crois que ça correspond bien à ce que je ressens vis-à-vis de Paris, peut-être même par rapport à ma place dans le monde. Paris au fond - ça peut paraître curieux de dire ça - je n'y entrerai jamais...[...] 



C'est comme si j'avais trouvé ma place dans cette nouvelle ville de Cergy, la place où je me sens bien. En arrivant, je n'imaginais pas y rester autant de temps - je crois même que ça me paraissait impensable [...] Et il y a eu cette maison, ma coque, en somme. Quand j'en suis loin, en voyage, je pense quelque fois à elle, vide, un peu abandonnée, mais solide.

Le silence de cette maison, autour, pas de bruit d'autoroute, rien que les oiseaux la plupart du temps. Je crois que c'est de ça, la couleur du silence, ici, que j'ai absolument besoin pour écrire. Et la beauté que cela représente de vivre dedans.[...] 




Ce plaisir qu'il y a à sentir le passage des saisons, à voir les premières perce-neige, la première jonquille. Quand je suis entrée dans cette maison, j'ai eu l'impression de retrouver quelque chose de très enfoui, une proximité ancienne avec la terre. [...] 

Elle se définit comme une "transfuge de classe" et cite en exergue d’un de ses livres, la phrase de Genet : "Je hasarde une explication : Ecrire, c’est le dernier recours quand on a trahi."

Il y a beaucoup de hasards dans ma vie. Peut-être favorisés parce que je suis déplacée socialement. Mais cette maison-là, elle n'est pas située dans n'importe quel lieu, elle est entre ville et campagne, à la lisière d'une ville qui n'a pas la même population, ni les mêmes déterminismes sociaux qu'une ville traditionnelle. En un sens, par sa situation, elle représente, "accomplit", la trajectoire d'une transfuge de classe. ET d'aspect extérieur, elle n'est pas belle, plutôt de "mauvais goût", avec sa façade qui ressemble à un gâteau à trois tranches : un rez-de-chaussée en meulière, un étage en crépi et un autre en brique, un toit trop plat. Une maison baroque, construite juste après la guerre, sans doute celle d'un parvenu. Moi aussi, d'une certaine façon, je le suis.[...]

C'est difficile de parler d'une maison. On sait ce qu'elle représente quand on l'a perdue, quand on ne peut plus y entrer parce qu'elle n'est plus la vôtre. J'ai toujours ressenti cette souffrance par rapport aux maisons que j'ai habitées, de les revoir et de ne plus pouvoir y entrer. Et la mélancolie de me dire : ce n'est pas la peine d'y entrer puisque tout y sera changé, que j'en voudrai aux nouveaux occupants...

Chaque fois que je suis retournée là où j'ai vécu, j'ai pensé que c'était une erreur. Il faut se contenter de la mémoire, c'est là où sont réellement les choses, nulle part ailleurs. Je crois que tout le monde sent ça. Il y a une forme de désespoir particulier à revoir une maison où on a vécu et à ne plus voir qu'une carcasse, finalement... Mais la souffrance ne vient pas de la perte des murs, elle vient de ce qui a eu lieu là, de ce qui y a été vécu, de ce qu'on a aimé, des gens qui ont été là. 




** Ecrire la vie / Quarto Gallimard / 2011 / p.7
Toutes les autres citations sont tirées  du livre : Le vrai lieu / entretiens avec Michelle Porte / Gallimard / 2014 / p.7-13 (édition numérique)


Image : photographie de la maison à Cergy / Ecrire la vie / Quarto Gallimard / p.79

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