lundi 6 janvier 2020

EXPÉRIENCES : les maisons inventées



Nous avons tous besoin d'un abri, contre la chaleur, le froid, le vent, la pluie. Nous avons tous besoin d'accéder à l'eau et à l'hygiène. Tous besoin de nous nourrir convenablement, d'assurer un certain nombre d'heures de sommeil. Mais avoir un chez-soi, c'est encore plus que cela, c'est un lieu d'ancrage, un lieu où l'on peut se rassurer, se construire, s'épanouir, pour se sentir appartenir au monde.
Ce qui est vrai pour les adultes l'est encore plus pour les enfants. En novembre dernier, 12 associations françaises (parmi lesquelles la Fondation Abbé Pierre, le Samusocial, UNICEF France) se sont réunies pou publier un manifeste dans lequel elles font savoir que chaque soir il y a à Paris 700 enfants qui dorment à la rue avec leurs parents.  Que 20'000 enfants en Île-de-France vivent à l'hôtel avec leur famille. Et qu'en France des milliers d'autres enfants sont concernés par cette précarité du logement. Le manifeste dénonce cette situation indigne de la France, sixième puissance économique mondiale, et signataire de la Convention internationale des Droits de l'Enfant. Il  demande que plus de moyens soient octroyés pour lutter contre cette situation.


L'émission "Les pieds sur terre" a consacré dernièrement un reportage à ce sujet, dans lequel on peut entendre deux enfants vivant à la rue dans Paris, Aïcha et Sami, âgés de 10 et 12 ans. La journaliste les a rencontrés au sein des locaux d’Emmaüs Solidarité dans le XVème arrondissement, un accueil de jour où ils passent régulièrement avec leur mère et leurs trois sœurs pour se réchauffer, prendre un petit-déjeuner ou profiter d'une douche. Voici le résumé de leur situation par la journaliste Sonia Kronlund :
Ils viennent du Liban. Ils sont arrivés il y a 4 ans. Pendant trois  ans et demi, leurs deux parents ont travaillé au noir, sur un marché d'abord, puis dans un restaurant libanais, la mère le jour, le père la nuit. Ils vivaient dans un squat à Saint-Denis, qui a été évacué il y a six mois, et depuis, ils sont à la rue. Parfois, ils s'abritent dans les sous-sols de l'hôpital Necker et parfois pas.
Les enfants, qui ont appris le français à la vitesse de l'éclair, ont raconté un peu de leur dure vie à notre reporter. 

Ce témoignage est poignant. Leurs mots méritent d'être écoutés et entendus, tandis qu'ils décrivent leurs conditions de vie : la précarité, l'angoisse, la recherche quotidienne d'une place où dormir, les nuits dehors, la lutte pour rester dignes et propres, les regards des passants, les trajets en métro. Mais, à travers leurs descriptions, ils disent aussi leur soif d'apprendre, leurs projets et leur désir de s'intégrer :
Moi, je n'aime pas dire aux gens mes secrets. Je suis malheureuse, mais je suis contente d'être avec mes parents, mon frère et mes sœurs. Le premier jour que je suis entrée à l'école, j'avais trouvé beaucoup d'amis. Quand je suis arrivée dans la cour, il y avait ma classe, la sixième quatre, et ils se sont arrêtés de jouer et ils sont tous venus vers moi et moi j'étais contente d'aller à l'école. Devant mes copines, moi, je fais genre que j'ai une maison. Je leur dis : "moi, chez moi, je m'amuse, je fais ça, je fais ci. Je leur dis que je fais mes devoirs". Ben, les devoirs, parfois j'ai pas le temps de les faire, parfois il y a trop de monde. J'aime bien apprendre. Ma matière préférée, c'est le français. J'aime bien conjuguer des verbes, compléter des phrases, des exercices avec le passé composé.
Il y a des choses qui me rendent heureuse quand même : par exemple les sorties organisées par Emmaüs. Le Musée de l'Homme, à côté de la tour Eiffel, le Musée des poissons, l'Aquarium. J'aime bien la ville de Paris, parce qu'il y a beaucoup de choses qui m'intéressent. En fait, ici, tout nous intéresse.
Aïcha
C'est dans le collège Rodin. Le XIIIème arrondissement, ligne 6. Le directeur, il a été vraiment sympa, il m'a donné une trousse. Il n'est pas au courant que je dors dans la rue. Parfois je dis à mes amis que j'ai une maison, parce que sinon ils ne vont plus me parler, ils ne vont plus m'aimer. Après... ils me disent : "Tu viens toujours dans les mêmes habits, dans la même coiffure"... mais moi, je réponds pas...
Plus tard, j'aimerais être ingénieur-architecte. En fait, j'ai peur de rester 
toute ma vie dans la rue. C'est ça qui me fait flipper. Je rêve qu'on va pouvoir être à l'hôtel et qu'on va bien vivre, qu'on va bien s'amuser. Mon père me dit : "Sami, mon fils, tu dois apprendre, tu seras ingénieur. Et comme ça, tu vas pouvoir nous aider. C'est pas les gens qui vont nous aider, c'est toi qui va nous aider. Et comme ça, il n'y a pas de soucis."
Sami


Pour faire écho au précédent billet, la pleine conscience de ce que nous expérimentons chez nous est en mesure de nous faire mieux comprendre l'Autre, ce qu'il a et ce qu'il n'a pas. Éprouvant par l'expérience, nous connectant avec tout ce qui est à notre portée, nous pouvons ressentir de la gratitude et nous pouvons mieux entendre et mieux comprendre ceux qui n'ont pas accès à tout cela.
En ce début d'année, nous pouvons ardemment espérer que, dans nos sociétés occidentales privilégiées, des enfants n'aient plus à avoir honte pour les privations qu'ils subissent, qu'ils n'aient plus à porter des problèmes bien trop lourds pour leurs jeunes épaules, qu'ils n'aient plus à fabuler et à s'inventer une maison imaginaire de crainte d'être rejetés. Nous pouvons formuler le souhait que chaque enfant ait droit à un logement et à la dignité.


Images : Forever Immigrant / 2017 / Marco Godinho / Biennale Lyon 2017
De loin, on dirait un ciel brumeux de nuages enveloppants, mais lorsqu'on se rapproche, on découvre que ces formes sont composées de milliers d'empreintes de tampon, semblable aux cachets des administrations, mais ici marqué du texte "Forever immigrant". "Immigrant pour toujours" ou "éternel immigrant", ces deux mots posent à la fois les questions de l'appartenance à un territoire, de la "permanence incertaine" de la situation de migrant, de l'exil et de l'identité, mais aussi de la fluidité d'un monde dans lequel le nomadisme, la porosité culturelle, peuvent devenir un mode de vie. 

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