lundi 27 mai 2019

LECTURES : l'expérience de la matière


Je la retrouve, après le virage, 
Elle est encore là, la maison, ni effondrée, ni brûlée. 
Elle est plus vieille que moi,
je l'ai rénovée au temps où moi-même j'avais besoin de me renouveler.
Si elle s'écroulait, je ne m'en mordrais pas les doigts,
et je ne jurerais pas si elle venait à me manquer.
Je peux encore prendre la route,
aller avec un modeste bagage frapper aux portes,
ne plus posséder de clefs.
C'est aux histoires que je dois de me suffire
et moi aussi, je leur suffit.
Avec crayon et papier, je peux écrire même quand
l'encre gèle dans la plume.
Voilà le rôle qui m'a été assigné,
héritage qui ne peut se recevoir ni se transmettre.
Voilà de quoi je suis fait, de pages feuilletées
et puis, de pages reposées.

Casa / Erri De Luca


Erri de Luca est écrivain, ex-militant de Lotta continua, ex-ouvrier. Pendant des années, il a mené de front son besoin de gagner sa vie manuellement et son amour pour les mots. Il a appris le yiddish et l'hébreu de manière autodidacte, s'adonnant à cet apprentissage tôt le matin avant de partir travailler. Il est aussi alpiniste et militant de la cause écologiste (a lutté entre autres contre la construction d'une ligne de TGV censée relier Grenoble à Turin). 



Au cours de ses interviews, il évoque volontiers sa maison, une vieille étable qu'il a rénovée entièrement, à la fin des années 1970.  
"J'ai construit cette maison rurale de mes propres mains. Toutes les briques, toutes les tuiles, toutes le planches sont passées entre mes mains. C'est ici que j'ai dit adieu à mon père et à ma mère, en les serrant une dernière fois entre mes bras. C'est ici, dans le jardin, que sont dispersées les cendres de ma mère.
En 1978, j'ai remis la maison en état avec l'aide de deux maçons de la région de Naples. Ils rentraient chez eux le dimanche et ils revenaient avec une miche de pain cuite au four par leur femme. Impossible d'oublier la saveur de ce pain.
Les arbres du jardin, c'est moi qui les ai plantés. Tandis que pour l'eau, j'ai fait appel à deux vieux sourciers de la région. Ils sont arrivés un matin, ont ingurgité un verre de vin, puis ont cherché une branche en forme d'Y, l'ont dépouillée de son écorce et se sont mis à marcher en la tenant entre leurs mains. A un certain moment, ils se sont arrêtés et ont dit : "Creusez ici". Nous avons trouvé l'eau à la profondeur et dans la quantité qu'ils avaient prévue."

Récemment, Erri de Luca était l'invité de Laure Adler sur France Inter. Voici la retranscription de leur échange alors qu'ils évoquent la maison de l'écrivain :
E.d.L. : Le fait que moi, je vis beaucoup seul, ça aide à percevoir des présences. En plus, autour de moi, il n'y a pas trop de bruit. J'habite dans la campagne, donc... même le dernier soir de l'année, je n'entends rien des feux d'artifices, parce qu'autour de moi, il y a un silence total.
L.A. : Il y a beaucoup de bruit quand même dans la maison où vous habitez complètement isolé. Il y a le bois qui s'exprime, il y a le vent qui s'exprime, et on a l'impression que vous êtes complètement poreux par rapport à tous ces événements, même si vous, vous êtes abrité par la maison.
E.d.L. : Cette espèce d'isolement augmente la capacité de percevoir : de percevoir des phénomènes, des bruits, des odeurs. C'est pour cela que je ne me sens jamais seul, mais toujours habité par une relation avec les choses, par la matière de cette maison que je connais centimètres par centimètres, parce que c'est moi qui l'ai bâtie, il y a beaucoup d'années. Je l'entretiens, je la soigne. Je sais que c'est une matière vivante, même si ce sont des pierres volcaniques, ces pierres, qui pendant les saisons ont des contractions ou des dilatations. C'est une matière vivante, une maison.   
Il existe des images de la maison concernée. Mais les images peuvent être trompeuses, elles peuvent transformer une réalité. Le plus important sans doute est d'écouter ce que la personne concernée dit de son expérience et de son unicité. Le plus important est de lire la poésie en exergue, dans laquelle l'écrivain, à travers sa maison, parle de lui, de son ressenti et de ses émotions.



Sources : 
Il Corriere del Mezzogiorno / 02.08.2010
L'Heure bleue / Laure Adler / France Inter /09.05.2019

Poésie : traduction libre du poème "Casa" / Recueil Solo andata / Feltrinelli / 2005 / texte original ICI

Images : façades / village de Gordes / 2018

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