vendredi 23 octobre 2020

EXPERIENCES : Travailler chez soi


La question de travailler chez soi est un sujet qui a émergé en même temps que les outils informatiques, mais il n'a commencé à vraiment s'imposer que ces derniers mois, avec le confinement, quand les mesures prises pour endiguer la pandémie ont invité une bonne part des personnes concernées à faire ce qu'on appelle du "télétravail".
Au début, pris de court, il s'est agi d'improviser (d'autant plus que les parents se sont retrouvés avec des garderies et des écoles fermées). Et s'il était sympathique en réunion à distance d'apercevoir un doudou s'agiter devant l'écran ou d'entendre un chat miauler, face à l'exigence accrue de travailler à domicile, on réalise qu'il va falloir passer à une autre étape. Travailler à la maison, pour ceux qui le peuvent et le doivent, ne doit plus relever de l'improvisation, mais d'une véritable réflexion suivie de prise de dispositions si l'on veut tenir dans la durée (ce qui semble actuellement se dessiner). 

Il devrait aller de soi que les enfants dont les parents sont amenés à travailler chez eux soient pris en charge à l'extérieur comme c'était le cas "avant". Ne nous laissons pas influencer par ces photographies parues dans la presse, des images d'Epinal trompeuses : le père allongé sur le divan, pieds sur la table basse, lap top sur ses cuisses, les enfants autour de lui en train de jouer ou de faire leurs devoirs, la mère entre téléphone et casseroles dans la cuisine (ouverte, naturellement). Ne nous laissons pas avoir par des formules toutes faites, du genre "J'ai appris à jongler." Travailler dans ces conditions, à moins d'avoir des capacités exceptionnelles d'équilibrisme, ne sert qu'à augmenter le stress, le sentiment d'incapacité et la fatigue chez toute personne normalement constituée, si elle s'aventurait malcontreusement à tenter de s'y conformer. On risque fort de s'épuiser, sans véritablement se rendre compte de la déperdition d'énergie générée par toutes ces limites non définies.


Travailler à la maison ne touche qu'une partie des professions, dans le secteur tertiaire. Pour les salariés concernés, cela induit toute une série de dispositions à convenir avec leur employeur (cahier des charges, matériel mis à disposition, horaires à respecter, contacts téléphoniques et téléconférences, transmission d'informations). S'ajoute à cela la question du télétravail contrôlé à distance, un sujet controversé et encore mal réglé. Même les enseignants, que leur profession porte à travailler en partie à la maison et qui ont donc une certaine expérience de la question, doivent se mettre à composer avec la réalité d'une autre manière, car de nombreuses donnes ont changé. 

En parallèle, travailler à la maison implique toute une série de mises au point que chacun doit entreprendre pour lui-même, car chacun vit non seulement dans un habitat différent, avec des espaces à disposition variables, mais aussi avec des conditions de vie et de cohabitation diverses. Cela exige une bonne connaissance de "son terrain", afin d'analyser judicieusement la marge de manœuvre dont on dispose. Cet examen détaillé sera une base utile, non seulement pour mettre en place ses conditions d'activité, mais aussi pour pouvoir négocier avec son employeur au besoin. 

Répétons-le : Travailler à la maison n'est pas quelque chose qui s'improvise. Cela implique passablement de difficultés et, plus nous en serons conscients, plus il sera possible de mettre au point les conditions qui nous conviennent le mieux. C'est un sujet qui demande analyse, réflexion et créativité pour pouvoir s'adonner à ses tâches de la manière la plus harmonieuse et le plus fructueuse possible, pour pouvoir ménager de manière équilibrée les intérêts des acteurs concernés, employeurs et employés. C'est pourquoi, il vaut la peine de prendre le temps d'y réfléchir, en tenant compte de toute une série de facteurs. 

Parmi ceux-ci, nous allons nous pencher aujourd'hui sur quatre points importants: l'espace; l'ergonomie; les contrats; les "rituels".



ESPACE : L'idéal, naturellement, serait de pouvoir disposer d'un bureau à soi, une pièce délimitée par des murs et une porte qui puisse indiquer clairement, à soi-même comme aux autres, l'endroit où l'on est censé travailler. Tout le monde n'a pas cet avantage : il faudra donc explorer et chercher dans notre habitat le lieu le mieux adapté pour nous accueillir pendant que nous travaillons en tant que salariés. Ce lieu n'a pas besoin d'être grand (1 à 2 m2 peuvent suffire en général). Mais il doit être conçu de telle manière que lorsque l'on s'y trouve, on ait conscience d'être hors de la sphère privée. En cherchant le lieu le mieux adapté chez soi, on veillera à éviter les espaces ouverts sur de grandes fenêtres, les lieux de passage, tout ce qui concourt à distraire (et ajoutons que ce n'est pas parce qu'un espace a été dévolu au rôle de "bureau" auparavant qu'il sera forcément le plus indiqué pour y œuvrer plusieurs heures par jour ou par semaine. Parfois une table, dans une cuisine pouvant être fermée, est plus indiquée qu'un superbe bureau design, installé dans un angle du salon, ouvert à toute la maisonnée). 
A ce stade, les exercices proposés dans ce blog visant à mieux connaître notre habitat et notre relation avec lui pourront s'avérer très utiles. Ils nous serviront à définir nos besoins, ainsi qu'à identifier le "coin" qui nous conviendra le mieux. Pour ce faire, prenons tout notre temps. N'hésitons pas à faire le tour de notre chez soi, en silence. N'hésitons pas à nous poser, à nous asseoir, à interroger nos ressentis et nos sensations corporelles dans le ou les différents endroits de la maison que nous allons tester. Ce moment d'écoute vis-à-vis de nos perceptions pourra nous apporter des informations primordiales.
Une fois le lieu choisi, il s'agira de l'aménager avec des objets symboliques de délimitation. Ce recours au symbolique pour définir les contours de notre espace de travail est essentiel. Nous pouvons utiliser une chaise, un paravent, une plante disposée sur un support à roulettes, tout élément qui nous indique (et indique à d'autres par la même occasion) que nous avons créé un nouveau "territoire" avec une attribution bien définie.
N'oublions pas que la notion de "territoire" n'est pas que spatiale. Elle comporte aussi un volet phonique. Faire respecter notre condition de travailleur, c'est également faire respecter une qualité de silence (respectivement une qualité limitée de bruit) là où se déroule notre activité.

ERGONOMIE ET MATERIEL : Disposer d'un bureau et d'une chaise ergonomiquement adaptée est une nécessité. En outre, l'idéal serait de disposer d'un ordinateur et d'un téléphone mobile distincts de ceux que nous utilisons dans la vie privée. Les employeurs seraient bien inspirés de voir comment assurer ce point et mettre à disposition de leurs collaborateurs des outils adaptés. Ils auraient tout à y gagner, car ici encore les occasions de confusion des rôles et de distraction peuvent être source de stress et de pertes d'énergies. Si cet aspect ne peut être réglé, il faudra se montrer très attentif à toutes les distractions, broyeuses de temps, qui proviennent du double emploi de notre lap top et de notre smartphone personnels. Attention aux risques liés aux notifications de mails et aux appels privés durant notre travail. (Dans ce cas, si l'on ne peut attribuer de sonnerie particulière aux appels professionnels, il s'agirait d'en attribuer une à nos principaux numéros d'appel privés).
En bref : nous devrons rester attentifs à tous les facteurs susceptibles de nous indiquer quand nous "changeons de casquette" à l'intérieur de notre logement. 

CONTRAT : Avec le travail à domicile, les règles ne sont plus données uniquement de l'extérieur. Le cadre de travail appartient à celui qui le fixe. Si un contrat de collaboration clair avec son employeur a tout avantage à être élaboré, il existe deux autres contrats importants à mettre au point : celui que l'on passe avec soi-même et celui qui concerne les personnes partageant notre logement (y compris du reste les animaux de compagnie). 
Nous savons tous qu'il peut être très facile de se laisser distraire par un appel privé, par la tentation de descendre la poubelle ou d'aller relever le courrier quand cela nous vient à l'esprit, en résumé : toutes les sollicitations du quotidien qui se vivent couramment dans notre maison. De même, il peut être tentant pour notre entourage, de venir nous interpeler au sujet d'une question "qui ne peut pas attendre". Bref, les contrats servent à poser des balises. Ils sont les garants de notre capacité à nous centrer sur notre travail salarié à heures et lieux fixes. Une fois intégrés et communiqués aux autres membres de notre maisonnée, ils devraient nous assurer que nous aurons à subir un minimum d'interférences.

"RITUELS"Il est important aussi que chacun réponde à ces questions : "Comment mes moments de travail vont-ils commencer ? Par quels rituels ? Le geste d'ouvrir mon lap top ? Le fait de fermer une porte ? L'aménagement de la place de travail ? Comment vais-je me signifier et signifier aux autres (non concernés par mon travail salarié) que je ne suis plus disponible ?"
Et aussi : "Comment et quand vais-je prendre les temps de pause nécessaires ? "
De même : "Comment mon travail va-t-il prendre fin ? " Fermer le lap top utilisé peut être un petit geste symbolique très fort (comme quand nous l'avions ouvert au début de notre séquence). Il faudra également ranger le matériel utilisé pendant nos heures consacrées au "boulot". Une astuce peu chère, mais relativement efficace consiste à se procurer une boîte suffisamment grande, dans laquelle on glissera les stylos, les blocs de papier, les classeurs utilisés. Cette boîte symbolique accueillera tout le matériel utilisé. Une fois cette boîte fermée et remisée, elle sera un autre signal fort indiquant la fin de la journée professionnelle (par la suite, pour notre liste de courses, par exemple, on utilisera un autre crayon, un autre papier. Ces détails peuvent paraître anodins, mais tout ce qui peut concourir à démarquer les zones spatiales, matérielles et temporelles sera précieux)

Enfin, comment signifier (inverse de ce qui a été fait en début de journée) au monde professionnel que "je n'y suis plus" et que les communications – à moins d'urgence absolue, dont on sait qu'elle est une notion toute relative - aboutirons à la messagerie jusqu'au lendemain ? Là aussi, l'usage de la technologie devrait venir appuyer les séparations et les distinctions dans nos rôles et nos fonctions. Plus celles-ci seront délimitées et plus nous nous sentirons à l'aise. Même sur le plan vestimentaire, changer de tenue peut être une manière de se signifier qu'on est passé à un autre domaine de notre vie.

Ajoutons que la "zone tampon" que représentaient nos temps de transport doit être remplacée. Là aussi, des rituels doivent être aménagés, car si le télétravail nous soulage des temps de déplacement, ceux-ci pouvaient créer une zone de transition, physique et aussi mentale, qui mettait nos soucis professionnels à distance. A la fin de notre période de travail à la maison, nous pouvons choisir d'aller faire le tour du quartier. Ou bien ouvrir une fenêtre et faire du yoga, ou simplement nous accorder un moment de respiration profonde pour nous recentrer.


Comme on peut le constater, l'aménagement d'une place de travail salarié à domicile ouvre la porte à toute une série de questionnements et de problèmes à résoudre. Ils font appel à notre intelligence et ils constituent un défi pour notre capacité à inventer des solutions. Y être attentifs nous permet de faire un pas de côté. Et faire un pas de côté nous permet d'être plus conscients de ce que nous faisons quand nous le faisons. 
Il s'agit de prendre conscience de nos sensations, de nos malaises, de nos soulagements quand ils émergent. Il s'agit aussi de prendre conscience de nos besoins une fois le travail terminé: ressentons-nous la nécessité de sortir pour changer d'air, et nous changer les idées ? Veillons-nous suffisamment à ne pas nous laisser enfermer dans notre intérieur ? Réussissons-nous à nous réserver des plages pour les contacts, les relations sociales ? Sommes-nous en mesure de nous organiser pour aller faire des courses, appeler un ami, sortir faire du sport, etc. ?

Par ailleurs, il n'y a pas que la charge effective de travail à gérer. Bien des gens éprouvent des difficultés accrues à composer avec les aspects psychologiques de leur vie professionnelle, quand celle-ci a pénétré chez eux. Gérer un échange tendu à l'extérieur de sa maison ou le gérer par téléphone chez soi, ce n'est pas la même chose. On n'a pas les mêmes moyens de prendre de la distance. Plus notre activité professionnelle est sujette à des tensions, plus ces points risquent de devenir épineux. Quand les tensions liées au monde professionnel se manifestent, on peut avoir le sentiment d'une invasion, d'un envahissement de la sphère privée qui les rend plus aigües et pénibles à vivre. 

Précisons que plus une personne effectue un travail motivant, avec des relations apaisées à ses collègues et ses supérieurs, plus elle pourra faire cohabiter ces deux mondes avec une certaine facilité et moins elle ressentira le besoin de cloisonner. 

De même, plus on se sentait mal chez soi, "avant", plus le fait de devoir y travailler va renforcer l'impression d'enfermement. 

Il est donc très important de se rendre conscient de tous ces éléments. De manière générale, le recours à la pleine conscience pourra être extrêmement utile afin d'identifier nos malaises et nos tensions, les cerner, les exprimer et, au-delà, dans la mesure du possible, trouver les moyens d'opérer des rectifications pour notre bien-être et notre sécurité. 


Enfin, le travail chez soi n'offre pas qu'une déclinaison de difficultés. Il n'y a pas que des aspects difficiles ou compliqués dans le travail à domicile. On pourra découvrir avec plaisir les aspects positifs d'œuvrer entre ses propres murs : une marge de manœuvre accrue, un gain de temps plus ou moins grand, les économies en matière de transports et de repas, le retrait par rapport à toutes sortes de tensions, un sentiment plus grand de responsabilité, le confort d'évoluer dans un espace bienveillant et aussi peut-être une manière de découvrir sous un autre jour l'endroit où nous vivons. 

Il y aurait encore bien des choses à clarifier sur le télétravail. Par exemple comment concilier la présence de deux activités professionnelles dans le même logement ou comment garder une vie sociale satisfaisante quand on est amené à travailler chez soi. De quoi réfléchir durant les prochaines semaines...


Images / Piet Mondrian / Gemeentenmuseum / La Haye :
Composition avec large surface rouge / Composition avec lignes et couleur III / Composition avec rouge, bleu, noir, jaune et gris / Composition avec large surface rouge, jaune, noir, gris et bleu.
           /  Piet Mondrian / Stedelijkmuseum / Amsterdam : 
 Composition avec rouge, jaune et bleu /


vendredi 21 août 2020

EXPERIENCE : Le désir d'une maison, la force d'une chanson

 


Les temps incertains que nous sommes en train de vivre nous invitent à nous tourner vers un peu de musique, pour y trouver ressourcement et inspiration. Le groupe Birds on the wire (deux filles extrêmement douées, l'une chante et l'autre joue plus volontiers du violoncelle) cartonne en ce moment avec des reprises de morceaux, empruntés à divers pays et diverses époques. La chanson Voglio una casa (Je veux une maison) est sans doute la moins connue de leur album, la moins susceptible de séduire les médias et de trouver une vaste audience. Cela ne l'empêche pas de mériter tout notre intérêt et notre écoute attentive. 
Elle a été composée en 1997 par Lucilla Galeazzi, peu après le tremblement de terre qui secoua l'Ombrie, sa terre natale. L'auteure est une chanteuse dotée d'une forte personnalité et d'une très belle voix, qui se voue depuis une quarantaine d'années à faire connaître toute une gamme de chants traditionnels italiens.
Les paroles de Voglio una casa, les voici, suivies de leur traduction :

Voglio una casa, la voglio bella
Piena di luce come una stella
Piena di sole e di fortuna
E sopra il tetto spunti la luna
Piena di riso, piena di pianto
Casa ti sogno, ti sogno tanto
Diridindindin, Diridindin...
 
Voglio una casa, per tanta gente
La voglio solida ed accogliente,
Robusta e calda, semplice e vera
Per farci musica matina e sera
E la poesia abbia il suo letto
Voglio abitare sotto a quel tetto.
Diridindindin, Diridindin...
 
Voglio ogni casa, che sia abitata
E più nessuno dorma per strada
Come un cane a mendicare
Perchè non ha più dove andare
Come una bestia trattato a sputi
E mai nessuno, nessuno lo aiuti.
Diridindindin, Diridindin...
 
Voglio una casa per i ragazzi,
che non sanno mai dove incontrarsi
e per i vecchi, case capienti
che possano vivere con i parenti
case non care, per le famiglie
e che ci nascano figli e figlie
Diridindindin, Diridindin.. 



Je veux une maison, je la veux belle
Pleine de lumière comme une étoile
Pleine de soleil et de chance
Et que la lune se lève sur le toit
Pleine de rires, pleine de pleurs
Maison, je te rêve, je te rêve tant.
Diridindindin, Diridindin...
 
Je veux une maison, pour tant de gens
Je la veux solide et accueillante
Robuste et chaude, simple et vraie
Pour y faire de la musique matin et soir
Et que la poésie y ait son lit
Je veux habiter sous ce toit.
Diridindindin, Diridindin...
 
Je veux que toute maison soit habitée
Et que plus personne ne dorme dans la rue
A mendier comme un chien
Parce qu’il n’a plus d’endroit où aller
Comme une bête sur qui on crache
Et que jamais personne, personne n’aide.
Diridindindin, Diridindin...
 
Je veux une maison pour les jeunes,
qui ne savent jamais où se rencontrer
et pour les vieux, des maisons spacieuses
qu’ils puisent vivre avec leurs proches
des maisons pas chères, pour les familles
et qu’il y naissent des fils et des filles.
Diridindindin, Diridindin..


Au travers d'un rythme entraînant et de paroles empruntée au quotidien, cette chanson souligne le fait qu'une maison parle de la vie. Parler de sa maison, c'est évoquer sa propre existence. Désirer une maison, se plaindre de sa maison, être heureux dans sa maison, c'est parler de soi, de ses rêves, de ses difficultés, de ses joies. Être invité à dessiner sa maison (ou à esquisser sa maison idéale) n'est jamais anodin. C'est une sollicitation à se dévoiler et à dévoiler ses attentes, ses espérances.
On pourrait ajouter qu'en nous connectant avec le lieu où nous vivons et à tout ce qu'il en émane comme sensations, nous nous permettons de mieux nous connaître, de mieux nous relier à nos émotions et à nos besoins. 
La méditation formelle nous permet de faire cette démarche si nous choisissons de la pratiquer régulièrement, en nous accordant le temps et l'espace nécessaires. La méditation informelle (l'attention que nous portons à tous les moments de notre existence quotidienne) nous permet également d'atteindre ce lien profond avec nous-mêmes. C'est dans cet objectif qu'a été entreprise la démarche de Rentrer chez soi : une pratique simple de parvenir à la conscience de ce qui est.
En nous rendant attentifs aux sons, aux atmosphères, aux odeurs, que nous trouvons chez nous, aux émotions et aux sensations qui en émanent, et aussi aux gestes les plus habituels que nous accomplissons, nous avons la possibilité de nous retrouver au plus près de notre intériorité.

Ces derniers mois, nous avons tous été bousculés dans nos certitudes et nos habitudes. Notre avenir est plus que jamais soumis à toutes sortes d'hypothèses. Face à une déferlante de consignes, de remises en question, d'informations contradictoires et de prédictions alarmistes, il devient essentiel de nous recentrer. Il devient de plus en plus important de pouvoir nous relier à tout ce que nous expérimentons. Et cela, pour trouver la force et la créativité qui peuvent parfois nous manquer, pour affronter des défis qui s'annoncent, pour parvenir à une harmonie et maintenir une stabilité intérieure. 
Le mérite du texte Voglio una casa est d'évoquer l'importance de la joie et de l'énergie qui circule dans tout notre être, l'importance de nos émotions, qu'elles soient tristes ou gaies. Ses paroles expriment l'harmonie avec les éléments, un accord avec la nature qui nous entoure. Elles contiennent également une forte composante de solidarité. Peut-on être heureux uniquement dans sa maison, sans souhaiter que d'autres accèdent à ce droit élémentaire ? Peut-on danser et virevolter alors que d'autres se retrouvent sans toit ? Peut-on jouir de l'aisance quand d'autres vivent le manque ?

En fredonnant cette chanson, nous nous mettons à l'écoute de notre maison et de nous-mêmes. Nous nous permettons aussi de nous ouvrir aux autres, prenant conscience de réalités souvent bien plus difficiles et complexes que les nôtres. Garder le cap quand tant de choses paraissent vaciller, identifier nos besoins et nos ressources, être à l'écoute de ce qui nous entoure, garder le cœur et le regard grands ouverts : des aptitudes qui peuvent nous être très utiles par les temps qui courent.


Une autre version de la chanson, offerte par son auteure, Lucilla Galeazzi, en live, lors du XXIe festival de musique populaire de Forlimpopoli en 2015 :




Images : Garden / 2015 / David Hockney / Exposition Tate Britain 2017
               The Gate / 2000 / David Hockney
               The Arrival of Spring in Woldgate, East Yorkshire in 2011 (twenty eleven) 

vendredi 22 mai 2020

SORTIR DE CHEZ SOI : la coquille, entre protection et surprotection



Quel que soit le pays européen dans lequel nous vivons, nous faisons face ces derniers jours au processus de déconfinement, c'est-à-dire que nous sommes progressivement déliés de l'obligation de rester chez nous à des fins de protection.
Ces deux derniers mois, nous avons été confrontés en un laps de temps relativement court à des ruptures importantes, qui ont chamboulé notre quotidien. Nous avons dû composer durant plusieurs semaines avec bon nombre de restrictions et nous devons à présent affronter ce qui peut apparaître comme un véritable deuil : la perte de ce qui a caractérisé notre vie durant le confinement. Certes, on a beaucoup parlé de privations à propos de ce "lockdown" imposé, on a beaucoup évoqué les tensions, les problèmes, mais il y a aussi eu un certain nombre d'avantages que beaucoup ont pu expérimenter.

Si cette démarche de "retour à la normale" s'effectue pour certains avec soulagement, pour certains même dans une évidente jubilation, pour d'autres cependant il arrive qu'elle s'accompagne d'angoisse et de peurs. Un fort sentiment de perte de quelque chose d'essentiel, qu'il leur est difficile de lâcher. Ces personnes conçoivent avec crainte le fait de retourner à leur "vie d'avant". Leur anxiété diffuse s'exprime par divers malaises autant psychiques que physiques (nous ne parlons pas ici de personnes qui souffrent de pathologies spécifiques, ni de personnes à risque).

C'est le quotidien espagnol "El Pais" qui a été le premier à décrire ce phénomène en lui consacrant un article fouillé début mai. Dans l'article, on appelle "syndrome de la cabane" ce malaise qui s'est emparé d'une partie de la population espagnole au moment d'opérer un "retour à la vie normale" (en passant, on est légitimement autorisé à s'interroger sur ce que signifie cette expression, en quoi il peut y avoir un "retour" à ce qui appartient bel et bien au passé et en quoi au juste consiste la "normalité"). 
Les personnes en proie au syndrome de la cabane expriment leurs différentes peurs à l'idée de sortir : peur de contracter le virus, peur de se retrouver perdues face aux nouveaux codes relationnels émergents, peur de retrouver des difficultés qu'elles parvenaient tant bien que mal à maîtriser avant, peur de tout ce que l'avenir peut réserver sur le plan économique ou sanitaire, peur - enfin - de quitter un lieu qu'elles ont expérimenté comme un cocon rassurant. Le retrait de la vie sociale leur a très bien convenu : non seulement elles se sont senties protégées du danger de contamination, mais elles ont aussi réalisé combien la vie sociale comportait d'obligations pour elles. Le confinement les a protégées contre les contrariétés, les tensions et les contraintes du dehors.

Ces personnalités en conflit avec les obligations liées au monde extérieur (que ce soit sur leur lieu de travail ou dans leurs relations interpersonnelles) ressentent une intense réticence à devoir reprendre de nouvelles habitudes sociales. Elles se retrouvent effrayées et fragilisées. Leur malaise s'exprime tant sur le plan psychologique (par des angoisses, du stress, de la perte de confiance en soi, de l'agoraphobie) que sur le plan physique (par des vertiges, des états de faiblesse, ou autres perturbations).


Ce problème - pendant de la crainte d'enfermement qui en a saisi plus d'un au début du confinement - révèle certaines de nos fragilités. Rentrer chez soi peut avoir pour la plupart d'entre nous une fonction de protection, de ressourcement nécessaire pour réussir à affronter les sollicitations et le stress de la vie courante. Mais, dans le cas du "syndrome de la cabane", rentrer chez soi signifie plus particulièrement se retirer en soi, fuir quelque chose, échapper à des peurs et à des contraintes. Dans cette dérobade face à des dangers, réels ou supposés, on se confronte au risque de voir son espace se restreindre inexorablement.

Pour affronter ce type de problème il peut être utile de se poser certaines questions essentielles.
Tout d'abord, à propos de notre logement : Qu'est-ce que nous attendons de notre chez-soi ? Quels sont nos besoins pour nous sentir en équilibre et en santé ?
Ensuite, nous pouvons faire une sorte de bilan : Qu'est-ce que nous avons perdu durant les deux mois qui se sont écoulés ? Qu'est-ce que nous avons dû lâcher ? Qu'avons-nous expérimenté de négatif, qu'est-ce qui nous a coûté en termes d'énergies et de renoncements ? Et aussi : Qu'est-ce que nous avons gagné, quelles expériences positives avons-nous eu l'opportunité de faire ? Qu'avons-nous appris, sur nous, sur notre entourage, sur notre vie en général, sur le fonctionnement de nos sociétés ?


Le recours à la méditation peut nous aider à composer avec le stress inhérent à toutes les transitions  que nous vivons. Méditer en pleine conscience nous permet également de tester le point de bascule entre les aspects où notre habitat revêt un nécessaire rôle de ressourcement et les aspects où il peut devenir un piège, dans lequel nous risquons de nous voir enfermés. Il s'agit d'évaluer la question suivante : Comment faire pour nous ressourcer, reprendre des forces, nous protéger, en rentrant chez nous, sans voir notre espace se réduire comme une peau de chagrin, sans esquiver des problèmes, bref sans risquer de nous "autoconfiner" dans l'évitement ?
Deux exercices suggérés dans ce blog (ici et ici) nous invitent à accorder de l'attention à ce que nous expérimentons quand nous rentrons chez nous. Soyons à l'écoute de toutes nos sensations et émotions lors de ce moment particulier.
L'exercice proposé ICI, concernant ce qui se passe quand nous sortons de chez nous, peut être lui aussi très profitable, en nous rendant attentifs à cette expérience d'éloignement. Il est absolument nécessaire de nous rendre conscients de notre vécu corporel et psychologique quand nous quittons notre maison. Comment nous sentons-nous à l'idée de quitter notre chez-soi ? Observons-nous sur le plan des pensées, des émotions, des sensations corporelles. Comment nous sentons-nous une fois sortis, quand nous nous retrouvons dans la rue, dans un magasin, dans les transports en commun (si nous devons en emprunter)? Moment après moment, que ressentons-nous ? Qu'est-ce qui nous paraît difficile, voire insurmontable et quand cela se déclare-t-il ? Efforçons-nous d'être le plus observateurs et le plus attentifs possible pour parvenir à décrire ce que nous vivons.
Il s'agit donc de recueillir un maximum d'informations sur ces deux types d'expériences, pour être en mesure d'évaluer si nous les effectuons dans un relatif équilibre émotionnel.

En deux mois, nous avons dû faire face à deux types de changements imposés, qui ont impliqué des ruptures importantes dans notre mode de vie. Notre corps et notre esprit ont dû s'y adapter. On aurait tort de minimiser l'impact de ce qu'il faut bien appeler des deuils (puisqu'ils ont impliqué des changements, des pertes et des réadaptations).

A présent, le déconfinement est un changement à vivre et comme tous les changements il présente une part d'acceptation de ce qui n'est plus et une part de défi. Le changement que nous sommes en train de vivre a une particularité : il a une forte composante d'insécurité, à laquelle nous n'étions pas habitués dans nos pays occidentaux privilégiés. Il met rudement à l'épreuve notre capacité d'adaptation. Il sollicite au plus haut point notre aptitude à affronter les menaces et les dangers (réels ou fantasmés). Il n'existe pas de balises, pas d'explications claires qui nous indiquent avec exactitude ce qui va se passer et pendant combien de temps. L'avenir se révèle flou. C'est avec cette composante d'incertitudes, d’ambiguïtés et de contradictions qu'il nous faudra pactiser durant les prochains mois (et peut-être sur une plus longue durée).


On pourrait dire que la vie en général est ainsi, que notre existence est sans cesse soumise à l'impermanence. Mais la pandémie actuelle, répétons-le, comporte un taux d'insécurités particulièrement élevé. Il y a cependant des éléments sur lesquels nous avons prise et il est important d'en être conscients. Face à ce qui se passe, nous ne sommes pas impuissants, nous pouvons agir.

Par exemple, nous pouvons focaliser notre attention sur la réalité extérieure dans laquelle nous sommes amenés à évoluer et obtenir un maximum d'informations. Être particulièrement attentifs à la manière dont nous recueillons les éclaircissements utiles, explorer comment nous renseigner au mieux, auprès de professionnels qualifiés, ou de sites bien documentés afin d'obtenir des éléments fiables sur les dangers encourus et les pratiques les plus adaptées (évitant autant que possible le flux excessif  d'informations, surtout celles qui sont déversées tous azimuts sur divers réseaux sociaux ou sur des sites bas de gamme).
Renseignés au mieux, nous pouvons évaluer quels risques éviter, quels risques refuser et quels risques accepter. Estimer comment les négocier. Prendre conscience de notre marge de manœuvre.

Par rapport aux difficultés qui se présentent à nous, nous pouvons les amadouer petit à petit, en fractionnant par étapes ce qui nous paraît pénible. Partant d'un exemple très simple, que nous pourrons adapter à différents domaines par la suite : si le fait de faire nos courses dans un supermarché nous semble dans un premier temps insurmontable, après avoir recouru dans un premier temps à des livraisons à domicile, nous pouvons aller progressivement faire de courts achats, dans des petits commerces de proximité, à des heures de faible fréquentation, puis nous pouvons élargir progressivement notre rayon d'exploration et l'importance de nos courses.

Pour le reste, le fait d'affronter les défis, d'accepter l'incertitude, de faire face, nous permet de mieux comprendre ce que d'autres habitants de la planète bien moins privilégiés que nous expérimentent depuis longtemps (depuis toujours, sans doute).
Peut-être que toutes ces expériences nous aideront à considérer notre existence autrement, nous mèneront à des prises de conscience, à envisager des alternatives, à souhaiter participer à leur mise en place. Peut-être qu'elles nous permettront aussi de ressentir davantage d'empathie et de solidarité avec des populations défavorisées, ici ou ailleurs sur la planète, qui sait ?


Images : fresques / Villa de Poppée / Opplontis / Torre Annunziata

lundi 30 mars 2020

RENTRER CHEZ SOI : rester chez soi



En ces temps agités où tant de choses nous portent à nous inquiéter, notre esprit est plus que jamais sollicité. Le présent nous préoccupe : Que se passe-t-il dans le monde, autour de soi et en soi ? Que faire pour bien faire et comment nous y prendre ? Comment gérer nos émotions et nos sentiments ? Le futur aussi nous interpelle : Quand tout cela retrouvera-t-il un état "normal" ? Quelles conséquences devrons-nous affronter ? Saurons-nous faire face, nous adapter, nous sauver ? Que risquons-nous de perdre et que pourrions-nous gagner ?
De toutes parts, nous parviennent des conseils, des invitations, des suggestions pour savoir comment nous organiser et structurer notre temps, pour savoir aussi comment rester connecté au monde extérieur, continuer de socialiser, établir des solidarités. Les médias et les réseaux sociaux servent de relais pour nous faire entendre les voix de spécialistes et de personnalités (ainsi que de toute personne désireuse de s'exprimer). Parmi toutes ces ressources, il nous est plus que jamais nécessaire de trier pour distinguer l'utile de l'inutile, voire du nuisible.
Ce billet est une brève invitation à observer ce que nous vivons, sans action immédiate, sans chercher de recours vers l'extérieur. Seulement : observer ce que nous sommes en train de vivre.



Que l'on soit seul pour affronter cette période tourmentée ou que l'on soit entouré (parfois avec le sentiment d'être "trop, beaucoup trop" entouré), nous nous retrouverons fatalement face à la question : comment est-ce que je me sens quand je suis "chez moi" ? (cela évidemment, si nous avons la chance d'avoir un habitat).
Comment nous sentons-nous quand il s'agit non pas de rentrer chez nous, mais d'être obligés de rester chez nous ? Comment vivons-nous ce moment où le recentrage et l'intériorité ne sont plus des options, mais des obligations? Simplement, rester chez soi : L'injonction est tellement simple qu'elle peut nous prendre au dépourvu, qu'elle peut nous affoler, parce qu'elle nous oblige à revoir en premier lieu cette réalité : sommes-nous capables de nous retrouver face à la personne que nous sommes?



Rester simplement chez soi : quatre mots qu'il nous appartient à présent d'habiter. Observons nos ressentis, nos émotions et nos impulsions. Sont-ils caractéristiques de cette période et en quoi ? Qu'est-ce qui nous inquiète et qu'est-ce qui nous rassure ? Observons comment nous respirons. Observons comment nous nous comportons. Notre emploi du temps est-il déjà établi de telle sorte que notre vie est aussi tendue et stressée qu'à l'ordinaire ? Si nous vivons du stress, à quoi tient-il ? Si nous éprouvons de l'ennui, de quoi est-il fait ? Si nous ressentons de l'angoisse, qu'est-ce qui la génère ?

En nous posant ces questions, nous nous permettons de prendre un peu de recul, de faire un pas de côté, de nous écouter (nous écouter en cette période où tant de voix s'élèvent peut être nouveau et très intéressant). Il est possible que ce moment particulier se révèle riche et nous fournisse beaucoup d'informations sur nous, sur notre entourage, notre monde, nos émotions, notre fonctionnement. Il peut aussi nous amener à porter un autre regard sur notre maison, ce qui lui est essentiel et ce qui lui est superflu, ce qu'elle nous offre et ce qui lui manque.

Cette période peut aussi nous permettre, pourquoi pas, de faire quelques exercices de présence qui se trouvent ici. A moins, bien sûr, que cette immobilisation forcée n'implique tant de nouveautés, tant de dérangements (tout un planning bien rempli) et que nous n'ayons déjà plus... de temps à soi.



Images :  Fabienne Verdier / exposée au Musée Granet / Aix-en-Provence / 2019
Lignes de crêtes / collection privée
Yuan : retour aux sources vives / Sigg collection /
Pèlerinage aux monts des intentions pures / Centre Pompidou / Paris

mardi 18 février 2020

EXPÉRIENCES : jardins familiers


  
Ce sont des jardins dits "familiaux". Ils se trouvent en bordure de ville, entre la voie ferrée et le lac. Ils sont loués à l'année pour une somme symbolique à la commune, qui en est propriétaire. Pour des gens à revenus limités, c'est une manière de se mettre au vert et de mettre sous le beurre un peu plus d'épinards. On y cultive des légumes et des fleurs, mais aussi l'amitié, la solidarité. Les voisins de parcelle se parlent, s'échangent des services, des trucs, des recettes, se prêtent des outils. Chacun se connaît. C'est un lieu de haute sociabilité. Souvent, des apéros sont organisés, ou alors des fêtes de famille. Pour tous ces gens qui occupent des appartements, parfois exigus, dans des blocs des environs, c'est l'occasion de  trouver une bienfaisante horizontalité. Chaque parcelle, de dimensions similaires, est pourvue d'un cabanon. Dans ces petites constructions, entre cabane et mobilhome, il y a tout ce qu'il faut pour passer la journée : une petite cuisine, une table, des chaises et surtout une terrasse pour prendre du bon temps, converser avec ses invités, lire, se détendre.
Il y a des règlements, il y a des règles à respecter. Il s'agit d'être conforme, mais sans obligatoire conformité. Chaque cabanon a son originalité. Tous semblables, tous différents. Certains ont des noms "Les lilas", "Les rosiers", d'autres portent des enseignes "Au café des amis" ou "Welcome". A l'entrée, certains ont hissé le drapeau indiquant leur origine : étendards suisses,  mais aussi italiens, kosovars ou portugais, comme si ce petit lopin de terre représentait aussi un coin du pays qu'on a dû quitter.
On est juste passés dans celui-ci pour prendre un café, répondre à une simple invitation, mais très vite on constate qu'on s'y sent bien. Il y règne une atmosphère bon enfant.


Quand tout se passe bien, comme pour toute chose, comme pour toute organisation, depuis le fonctionnement d'un corps humain jusqu'à celui d'une chorale, tout semble évident. Tout semble couler de source.  Mais vivre ensemble séparément ne va pas de soi.
C'est curieux : on ne semble devoir s'interroger sur le pourquoi des choses que lorsqu'elles commencent à mal tourner, à dysfonctionner. Or, pour que tout aille bien, il faut qu'une série de composantes soient présentes : la reconnaissance, le fait de se saluer (dire "bonjour", cette chose tellement banale, qui n'est pourtant pas si normale dans de nombreux endroits et pour des tas de gens), prendre des nouvelles, instaurer une solidarité simple mais essentielle. 
Trouver la juste distance entre la proximité et la promiscuité. Savoir avec chaque voisin, chaque participant quelle est la réserve à respecter. Ne pas considérer les gens faisant partie de l'ensemble comme étant tous semblables. Il y a ceux qui ont besoin de plus d'échanges, ceux à qui un sourire suffit, ceux qui demandent des barrières bien tracées, ceux qui aiment un peu plus le laisser-aller, etc etc. Ceux aussi qui voudraient que tout le monde face comme eux, ceux qui pensent détenir la bonne manière de fonctionner et qui voudraient naturellement l'imposer. C'est avec tout cela qu'il s'agit de composer.
Les jardins familiaux : une manière de voisiner, qui ne concerne ni le travail ni le logement, qui fait partie des loisirs, mais pas seulement. Qui concerne la qualité de vie, et par-delà : le bien-être et la santé. Une manière d'être au monde. Participer à ce genre d'expérience signifie développer toute une série de compétences, parmi lesquelles :
Connaître ses propres besoins en matière de sociabilité et de conformité. Jouer le jeu de la solidarité, sans que celle-ci implique trop d'engagements, sans se sentir contraints et forcés. 
Comme dans chaque situation sociale, un équilibre doit être trouvé. Quand l'équilibre existe, il est aisé de ne pas le voir. Or, l'équilibre est un ensemble de déséquilibres rectifiés, d'équilibres perdus et sans cesse retrouvés.


Ne gagnerions-nous pas à être conscients de ce qui se passe quand tout se passe bien ? Pourquoi ne pas nous rendre attentifs à tous les échanges qui font que les relations de voisinage se déroulent sans trop de heurts ni de tensions ? De quelles menues attentions les interactions sont-elles faites pour que les rouages soient bien huilés ? Comment les conflits sont-ils prévenus ou évités ou négociés ? Quels sont les liants nécessaires ? Quelles sont les règles écrites - et surtout tacites - à respecter ?
Être pleinement conscient de ce qui se passe quand apparemment il ne se passe rien, mais que tout roule somme toute assez bien. Quand chacun trouve sa place et son espace, est en mesure de cohabiter sans se sentir exclu ou brimé
Durant les quelques heures passées dans un de ces petits jardins ensoleillés, en conversant, en buvant son café, on ne se prive pas d'observer ce microcosme fascinant dont il ressort quelques leçons essentielles sur notre manière de voisiner.

Images : Les effets du Bon Gouvernement / Ambrogio Lorenzetti / Palazzo del Comune / Sienne

lundi 3 février 2020

PAROLES DE : condamnés à vivre ensemble...


Figure actuelle de l'altérité, le voisin n'est pas l'ami. On accueille l'ami chez soi tandis que l'on aborde le voisin sur le pas de sa porte. Le voisin n'est pas non plus le prochain, mais il l'a supplanté dans nos sociétés sécularisées. Il peut même devenir l'ennemi : au mieux, il n'inspire que froide indifférence, au pire, il suscite le déchaînement de la plus extrême violence.
Le voisinage est un lien par le lieu. Nous ne nous comportons pas de la même manière selon que nous avons affaire à un voisin d'en face, un voisin d'à côté, un voisin d'en haut ou un voisin d'en bas.
Savoir comment vivre et interagir avec son voisin sans tomber dans les pièges ravageurs du face-à-face constitue le principal défi d'une éthique du voisinage nécessaire dans une société de masse où, serré les une contre les autres, nous devons trouver le moyen de coexister. Hélène L'Heuillet


Dans les exercices proposés ici et destinés à mieux prendre conscience de ce que nous vivons quand nous sommes "chez nous", nous avons relevé l'importance du contexte dans lequel se situe notre maison, nous avons exploré les sons et autres perceptions, nous nous sommes intéressés aussi à ces personnes qui s'appellent les voisinsdes personnes qui nous sont parfois indifférentes, voire inconnues, mais qui jouent peut-être un rôle beaucoup plus important que nous ne le pensons dans le fait que nous nous sentions bien là où nous vivons.
L'expression "condamnés à vivre ensemble" est tirée d'un livre que la philosophe et psychanalyste Hélène L'Heuillet a consacré à la coexistence humaine. Loin du normatif "vivre ensemble", loin des discours bisounours, des appels à la tolérance, prônant la prise de contact avec cookies et bouquets, voire la recherche insistante de relations chaleureuses, cet ouvrage est une invitation à se rendre attentif à ce qui se passe sur le plan des relations interpersonnelles dans le lieu où nous habitons. Elle insiste sur la nécessaire coexistence dans laquelle nous sommes tous engagés. 
A moins de vivre isolé en ermite tout en haut d'une montagne (situation de plus en plus improbable au vu de la croissance exponentielle de la population mondiale), nous avons tous des voisins. Et nous ne pouvons ignorer leur présence. Ils sont là, ce sont eux qui vivent de l'autre côté de la paroi, au-dessus de nos têtes, par-delà la haie, en face dans notre rue. 
Dans son exploration, l'auteure établit des ponts, définit des analogies. Elle parle de voisinage également à propos de ce qui vit de l'autre côté d'un champ, d'un pont, d'une frontière... Car le type de relation que nous pouvons avoir avec nos proches voisins, peut trouver son écho dans la manière dont nous nous connectons avec des gens d'autres milieux, d'autres pays, d'autres provenances. 






"Pour être chez nous, il faut qu'il y ait un voisin, qui nous accepte, qui accepte de respecter nos limites."



Dans son livre, Hélène L'Heuillet nous propose de faire un petit exercice : il s'agit de nous poser la question "Qui sommes-nous pour les autres ? Quel voisin sommes-nous ?".  Il est intéressant en effet de prendre un moment pour répondre à cette interrogation qui renverse notre vision habituelle. Alors que nous trouvons naturel de porter un jugement sur ceux avec qui nous "voisinons", nous sommes-nous jamais posé la question de savoir comment nous pouvons être perçus ? Quelle image les autres, dans la rue, dans l'ascenseur peuvent-ils avoir de nous ? Quelles interactions favorisons-nous ou refusons-nous ? De quelle manière occupons-nous ce rôle de voisin vis-à-vis de ceux qui nous font face ?

Qu'on le veuille ou non, le voisinage fait bel et bien partie du bien-être dans le lieu où nous avons choisi de vivre. Sans vouloir à tout prix faire ami-ami, sans vouloir à tout prix nous conformer à l'injonction "il faut être de bons voisins", quelle est la meilleure manière d'occuper ce rôle à notre avantage et dans une fructueuse réciprocité ? (H.L. invite à se méfier de l'angélisme, de l'injonction véhiculée par certains discours et certains ouvrages de développement personnel sous-tendant la possibilité de remèdes miracles pour être de "bons" voisins. La coexistence implique des problèmes et implique des réponses à ces problèmes).

Le voisinage entoure notre maison. L'auteure décrit ce lien comme "variable, délicat, incertain et fragile". Selon elle, "Il ne faut pas se faire beaucoup d'illusions sur la bienveillance de ses voisins, mais il faut aussi avoir conscience que le social serait insupportable si habiter n'était pas aussi voisiner."










Il s'agit de distinguer proximité et promiscuité.



Dans un rapport de proximité, il y a respect de la place de l'autre, alors que dans la promiscuité, l'autre est à ma place, il occupe une place qui devrait me revenir, il est (il pourrait devenir) un potentiel ennemi.
Le voisinage est un espace transitionnel entre privé et public. C'est le premier rapport à l'altérité, avant d'être confronté aux problèmes de la vie publique.

Hélène L'Heuillet introduit une piste pour trouver une manière de coexister et cette piste est celle de la réserve, une notion empruntée au philosophe berlinois Georg SimmelCelui-ci, un des pères de la sociologie, a beaucoup écrit sur les conditions de vie urbaine au moment de la naissance des nouvelles métropoles, à la fin du XIXème siècle. Il a notamment étudié les implications des nouvelles conditions de vie et de promiscuité en territoire urbain. H.L. se réfère entre autres à son ouvrage "Métropoles et mentalité". La notion de réserve est importante, parce que "seule la distance nous permet de ne pas nous en prendre à l'autre". Le voisinage ne peut pas se régler seulement avec des procédures et des politiques publiques. La réserve est une distance qui s'adapte à la personnalité de l'autre et la bonne distance est toujours ajustée à un voisinage particulier.
Même si on choisit son quartier, son immeuble, sa rue, on ne saura jamais qui seront les voisins. C'est une donne qu'on ne peut pas maîtriser à l'avance. La distance de la réserve implique de s'adapter, de s'ajuster à cette donne, qui est sans cesse à trouver, à chaque emménagement.


Être attentif à tous ces éléments nous permet de mieux vivre quand nous sommes chez nous. Quand on sait que pour beaucoup, le voisin est un importun, un gêneur, qu'on voudrait éviter, quand on sait que beaucoup sont acculés à faire leurs cartons et déménagent pour des querelles de voisinage, il vaut la peine de se rendre attentifs à ce que nous vivons dans ces interactions.
La pleine conscience peut nous aider à affiner nos observations. Il s'agit de mieux nous connaître et de mieux connaître notre environnement, de mieux cerner ce que nous expérimentons pour mieux réagir à toutes sortes d'interactions auxquelles nous sommes obligatoirement confrontés. Sans se laisser marcher sur les pieds (devenir le voisin d'en dessous), sans imposer ses normes à tout prix (vouloir être le voisin d'en-haut) bien réagir, après avoir identifié les ajustements adéquats, permet de trouver les comportements et les mots, pour pouvoir nous conduire en êtres parlants amenés à coexister.


Sources : "Du voisinage. Réflexions sur la coexistence humaine / Hélène L'Heuillet / Albin Michel / 2016
"Sommes-nous condamnés à vivre ensemble ?" / Les chemins de la philosophie / France Culture / 14.01.2019 
"Les rapports de voisinage" / Egosystèmes / RTS / 19.11.2016
Images : couverture du livre précité

mardi 21 janvier 2020

EXPÉRIENCES : la maison vivante






C'est un couple de sexagénaires qui vit dans une grande maison depuis de nombreuses années. Ils l'ont achetée quand ils attendaient leur troisième enfant. Ils en ont eu cinq, tous adultes à présent. La grande maison est pourvue de six chambres et d'un jardin immense où les enfants ont couru durant toute leur enfance, avec leurs amis et avec les amis d'amis. La maison et le jardin ont longtemps retenti de cris et de chants.
Ces dernières années ont été difficiles : l'homme a perdu son emploi à cinquante ans passés suite à une série de turbulences comme il y en a de plus en plus dans le monde professionnel actuellement, leurs revenus se sont réduits en conséquence, leurs dépenses sont devenues très raisonnables. Ces sept dernières années, les enfants sont partis, les uns après les autres. Ils ont construit leur vie, certains ont trouvé du travail à l'étranger. Le petit dernier a décroché il y a deux ans un emploi en CDI dans une prestigieuse multinationale. La grande maison leur a paru peu à peu très vide et silencieuse. Ce n'est que durant les réunions de famille, à Noël, à Pâques, et quelques jours durant l'été, qu'elle retrouvait ses cris joyeux et ses chamailleries. Ils ont alors pensé sérieusement à vendre leur maison, à se trouver quelque chose de plus petit, peut-être un peu plus au Sud, en fonction de leurs moyens.















A leurs yeux, la maison, si grande, si vide, avait perdu sa raison d'être. Elle résonnait d'absence.

Et puis, un petit-enfant est né, une petite fille couleur chocolat, très vive, très éveillée, qui aimait leur rendre visite quelques fois dans l'année, courir entre les arbres, cueillir des framboises dans le jardin, éparpiller ses pièces de puzzle sur le parquet. Bientôt, la fillette a été  rejointe par un petit frère, tout aussi chocolat, un bébé joufflu, très souriant (et très braillard quand il mettait ses dents). Un jour, depuis son îlot perdu au milieu du Pacifique, une de leurs filles leur a annoncé qu'elle attendait un bébé. Et le printemps prochain, le fils aîné aura lui aussi son premier enfant. 
Cette année, à l'occasion des Fêtes, tous leurs enfants se sont arrangés pour rentrer, se retrouver et être réunis, tous sous le même toit. Unis par leur vieille complicité, par ces liens de sang qui font que l'on sait d'où l'on vient, même si le chemin devant soi peut parfois sembler incertain. Autour de la table, ce Noël, il y avait trois bambins et une jeune femme avec un ventre qui devenait proéminent. Et des amis des enfants, sont venus les rejoindre, pour de réjouissantes retrouvailles. La grande table du salon s'est révélée être vraiment petite. Il a fallu songer à en racheter une, avec suffisamment de rallonges.










Alors, peu à peu une idée a fait son chemin. Ils se sont décidés : plus question de vendre et de quitter la maison. Est-ce que ce sont eux qui sont parvenus à cette idée ou bien est-ce la maison qui s'est imposée d'elle-même, avec ses nouvelles fonctions ? Toujours est-il que cela leur a parut subitement évident : la maison devait devenir un noyau, un nid, un refuge, un coin de retrouvailles pour leurs cinq enfants éparpillés aux quatre coins du monde.

La maison devait tenir lieu de ciment, un lieu où on laisse quelques affaires de son enfance, des vêtements d'hiver  "pour le cas où" quand on habite dans un pays ensoleillé à l'autre bout de la terre. Un point de chute, un lieu où revenir en cas de coup dur, un lieu où retrouver un socle dans un monde en plein changement.



La vie change. La vie nous oblige à évoluer. Si nous sommes suffisamment souples, nous nous remettons en question. Nous nous adaptons. Nous laissons la nouveauté entrer à l'intérieur de nous et dans nos maisons. Si nous nous crispons sur le passé et sur ce que nous avions (une crispation qui peut être due à plusieurs raisons) de nombreuses choses peuvent s'accumuler dans les pièces auxquelles nous ne voulons pas toucher. Notre habitat se fige et nous aussi nous nous retrouvons immobilisés.





Ils sont en train de réaménager la maison. Ils sont en train de créer une chambre destinée aux petits. Ils repeignent, ils débarrassent, ils recyclent, ils achètent sur des sites d'occasion des lits d'enfants et des chaises de bébé. Ils recomposent leur habitat en fonction des nouvelles donnes qui se sont mises en place tout naturellement. Ils viennent d'accueillir un nouveau chien (le vieux était mort à presque 17 ans). Ils sont curieux de savoir ce que la vie va leur apporter. A l'image de leur maison, ils se sentent utiles et vivants.



Image : La famille Valmarana / Giovanni Antonio Fasolo / Musei civici / Vicenza

copyright © daniela dahler 2018